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Spellbound

Quentin Billard

Grand classique incontournable du cinéma américain, « Spellbound  » (La maison du docteur Edwardes) est de loin l’un des plus brillants  films d’Alfred Hitchcock, et aussi un chef-d’oeuvre intemporel du  septième art. Réalisé en 1945, « Spellbound » est une adaptation du  roman « The House of Dr. Edwardes » (1927) de John Palmer et Hilary  A.Saunders, roman qui attira l’attention du fameux producteur américain  David O.Selznick et qui l’incita à concevoir la production de «  Spellbound ». La réalisation fut ainsi confiée à Alfred Hitchcock, qui  avait déjà travaillé avec Selznick en 1940 sur le prestigieux « Rebecca  », son premier long-métrage hollywoodien, avant de retrouver à nouveau  le producteur sur « Spellbound ». Le film se déroule dans l’univers de  la psychanalyse et raconte l’histoire du docteur Constance Petersen  (Ingrid Bergman), qui travaille dans l’établissement psychiatrique de  Green Manors dirigé par le docteur Murchinson (Leo G. Carroll). Ce  dernier est sur le point de prendre sa retraite, et doit être remplacé  sous peu par le jeune et talentueux docteur Anthony Edwardes (Gregory  Peck). Peu de temps après son arrivée, Edwardes et Constance tombent  amoureux l’un de l’autre, mais très vite, la psychiatre remarque  l’attitude étrange de son nouveau chef : elle découvre alors que son  directeur est en réalité un amnésique nommé John Ballantine, qui a  usurpé l’identité du docteur Edwardes, et qu’il est soupçonné de l’avoir  fait disparaître. Constance décide alors d’aider Ballantine à retrouver  la mémoire et à découvrir la vérité au sujet de la disparition du  docteur Edwardes. « Spellbound » est certes un classique intemporel du  cinéma américain, mais le film ne s’est guère fait sans heurt. Alfred  Hitchcock se brouilla régulièrement pendant le tournage avec le  psychanalyste consultant du film le Dr. May Romm engagé par David  O.Selznick lui-même, tandis que les scènes de rêve surréalistes vers la  fin du film, confiées au peintre Salvador Dali, ont été en grande partie  coupées par le producteur lui-même (la séquence onirique durait à  l’origine environ 20 minutes). Autre problème de taille : la production  souhaitait engager Bernard Herrmann à la musique, mais ce dernier  n’étant pas disponible au moment du film, ce fut finalement Miklos Rozsa  qui fut engagé pour composer le score de « Spellbound », ce qui déplu  particulièrement à Hitchcock qui n’aima guère la musique de Rozsa. Fort  heureusement, le succès fut au rendez-vous pour Hitchcock et le film  obtint un Academy Award pour la meilleure musique et fut nominé dans  plusieurs catégories en 1945.


« Spellbound », en plus de contenir  une intrigue policière passionnante – comme toujours chez Hitchcock –  est aussi un chef-d’oeuvre de mise en scène et de plastique visuel :  Hitchcock réalisa sans aucun doute l’un de ses films les plus  artistiques visuellement parlant, multipliant les trouvailles visuelles  et les plans symboliques avec une maîtrise rarement égalée pour  l’époque. A cette intrigue de psychanalyse torturée (assez moderne, pour  un film hollywoodien de 1945 !), Hitchcock répondit par un film dont  les symboles se multiplient et s’enchevêtrent pour former un véritable  puzzle visuel absolument saisissant. A ce sujet, il faudra d’ailleurs  plusieurs visions pour pouvoir appréhender chacune des composantes de ce  dédale de portes et de couloirs, car c’est justement là que le film  touche son but : créer la sensation d’être dans l’esprit de John  Ballantine en multipliant les plans de portes, qui s’ouvrent ou qui se  referment, comme si Hitchcock avait voulu nous plonger consciemment dans  le cerveau du personnage de Gregory Peck. On se souviendra notamment de  cette scène symbolique où l’on voit plusieurs portes s’ouvrir l’une en  face de l’autre, quasiment à l’infini, lors de la scène où Constance  cède enfin à l’amour avec Ballantine. Evidemment, on se souviendra  surtout de l’anthologique séquence du rêve, qui doit beaucoup aux décors  surréalistes de Salvador Dali. Cette séquence s’inspire aussi  particulièrement des expériences surréalistes du cinéma expressionniste  allemand des années 20, et plus particulièrement de F.W. Murnau, Fritz  Lang ou Robert Wiene. Quand au sujet de la psychanalyse, Hitchcock  l’aborde avec brio dans son film, malgré quelques facilités évidentes  (les solutions et interprétations des rêves ou des souvenirs semblent  trop souvent préconçues ou inébranlables, ce qui en réalité n’est jamais  le cas, la psychanalyse n’ayant jamais eu vocation à être une science  de LA vérité). On sait que le réalisateur a commencé à s’intéresser à  cette science nouvelle à son arrivée aux USA au début des années 40, un  élément qui deviendra d’ailleurs récurrent dans la plupart de ses films  (« Psycho » et « Vertigo » étant probablement les deux cas les plus  connus). Le visuel en noir et blanc du film permet d’ailleurs de  renforcer le caractère froid et clinique de cette intrigue de  psychanalyse (un peu comme le fera John Huston dans son superbe « Freud »  en 1962), avant que le réalisateur ne se décide, à travers le  personnage de la belle Ingrid Bergman, à rendre le tout plus chaleureux à  travers l’inévitable romance hollywoodienne, plus conventionnelle mais  tout aussi réussie. Tous ces éléments permirent donc à Alfred Hitchcock  de nous offrir l’un des films les plus mémorables de sa filmographie, un  grand moment de cinéma qui deviendra par la suite une référence  incontournable du genre, au même titre que des classiques tels que «  Psycho », « North by Northwest » ou bien encore « Vertigo » !


La  partition symphonique de Miklos Rozsa contribua grandement au succès de «  Spellbound », à tel point que le compositeur gagna ainsi l’Oscar de la  meilleure musique en 1945. Même si la musique était prévue à l’origine  pour Bernard Herrmann, Rozsa s’en tira à bon compte sur le film  d’Hitchcock et nous livra une partition mystérieuse et romantique du  plus bel effet, totalement indissociable de l’univers visuel de «  Spellbound ». Dans une note du livret de l’album publié par Intrada,  Rozsa explique qu’Hitchcock et Selznick lui demandèrent de composer un  grand thème romantique et un thème plus étrange pour la paranoïa  d’Edwardes/Ballantine. C’est alors que le compositeur eu une idée de  génie : utiliser le théremin, fameux instrument électronique crée en  1919 par le russe Léon Theremine, et qui deviendra un instrument  incontournable par la suite à Hollywood, et plus particulièrement dans  les films de science-fiction américains des années 50. D’abord  sceptiques à l’origine, Hitchcock et Selznick furent tellement épatés  par le son du théremin qu’ils demandèrent à Miklos Rozsa de l’utiliser  un peu partout dans le film, à chaque apparition du thème de la paranoïa  ou dans la plupart des scènes où John Ballantine essaie de se souvenir  de ce que son esprit essaie de refouler depuis son enfance. Rozsa  explique aussi qu’il fut particulièrement impressionné par le travail de  Salvador Dali, qui lui inspira en grande partie la plupart de ses idées  et couleurs musicales sur la musique de « Spellbound ». Pour le reste,  le succès de la partition permit à Rozsa d’obtenir un Oscar en 1945 et  de voir son travail adapté à de nombreuses reprises, et notamment sous  la forme d’un concerto pour deux pianos sorti dans les années 80.  L’enregistrement que nous propose Intrada est une réinterprétation  intégrale de la partition complète de « Spellbound », nous permettant  ainsi d’entendre pour la première fois certains développements  thématiques inédits et certains détails qui n’apparaissaient pas dans  les précédentes éditions (hélas, pas de version originale en vue,  l’enregistrement de 1945 étant donc trop daté et probablement perdu !).  Le film s’ouvre au son de la fanfare écrite par Alfred Newman pour le  studio Selznick, suivie immédiatement du premier thème du score, un  motif de 4 notes chromatiques descendantes et mystérieuses brillamment  interprétées par le théremin avec des réponses en imitation aux  contrebasses, des cordes et des bois sur fond de timbales et de cors  dramatiques. Le thème du mystère psychologique cède ensuite la place au  prestigieux et célèbre Love Theme, sans aucun doute l’un des thèmes  romantiques les plus célèbres et les plus reconnaissables du Golden Age  hollywoodien des années 40. Le Love Theme de Constance et John nous est  présenté ici dans son intégralité à travers un puissant tutti orchestral  au lyrisme flamboyant et passionné, dans une tonalité de mi bémol  majeur : harmoniquement, le thème se structure essentiellement sur deux  accords, le premier degré de mi bémol majeur, et un accord du deuxième  degré altéré (avec do bémol) et renversé (toujours sur basse mi bémol) :  cet enchaînement très technique paraît peut-être un brin abstrait pour  les novices, mais il faut savoir qu’il s’agit là d’un élément harmonique  très utilisé dans la musique romantique du Golden Age hollywoodien,  inspiré des oeuvres du Romantisme allemand du 19ème siècle (quoiqu’on  pense davantage à certaines mesures lyriques de la fameuse « Symphonie  Romantique » N°2 d’Howard Hanson). Ce somptueux Love Theme, très présent  et abondamment répété tout au long du film, servira de base quelques  années plus tard au fameux « Spellbound Concerto » pour piano et  orchestre, que Rozsa adaptera lui-même pour ses oeuvres de concert.


Après  le superbe générique de début – qui reste un grand moment de musique de  film et une ouverture célèbre – Miklos Rozsa nous donne à entendre un  troisième thème pour « Foreword », lors du texte initial qui pose les  bases de l’histoire et nous permet de resituer l’intrigue dans son  contexte. Ce thème, plus doux et apaisé, conserve une approche lyrique à  travers son écriture suave et raffinée des cordes sur fond de cors et  de bois. Le thème de « Foreword » est ensuite repris à la flûte et aux  cordes dans « Green Manors », avec ses harmonies quasi impressionnistes  et son violon soliste au lyrisme élégant typique de Miklos Rozsa. Le  quatrième thème de la partition apparaît ensuite dans « First Meeting »,  une sorte de scherzo plus exubérant et joyeux que Rozsa adaptera lui  aussi dans son « Spellbound Concerto » quelques années plus tard. Le  thème du scherzo évoque la rencontre entre Constance et Ballantine et  l’idée d’un amour naissant, plein de joie et d’entrain. Le morceau se  conclut d’ailleurs avec une brève reprise du thème mystérieux à la  clarinette sur fond de timbales et de tremolos de contrebasses annonçant  la tension et le suspense à venir. Quand au Love Theme, il revient dans  une très belle version pour hautbois, cordes et harpe dans « The Picnic  », évoquant l’idylle entre la jolie psychanalyste et le séduisant  imposteur, dans un ton plus léger et pastoral. La partition nous propose  ensuite l’un des premiers sommets de la musique de « Spellbound », dans  ce qui reste le morceau le plus long du score (et de la filmo en  général de Rozsa), plus de 16 minutes de musique ininterrompues dans la  scène du premier baiser de Constance et Ballantine jusqu’à « The  Cigarette Case ». Le compositeur développe pleinement ici son Love Theme  passionné dans une série de variations orchestrales passionnées et  brillantes, entrecoupées de brèves variations autour du thème  psychologique mystérieux pour le personnage de Gregory Peck. On notera  ici l’emploi du violon ou du violoncelle soliste avec le retour de  l’énigmatique théremin lors de la scène où Ballantine semble pris d’un  malaise soudain – le théremin soulignant parfaitement à l’écran cette  sensation troublante de malaise. Thématiquement, en plus du Love Theme  et du thème mystérieux, on retrouve aussi un motif entendu au début de «  First Meeting » et un nouveau motif, qui apparaît furtivement vers  11:51 aux bois, motif associé au mystère de l’identité de l’imposteur,  et que Rozsa utilisera à quelques reprises dans le film. On appréciera  le travail du théremin dans « The Burned Hand » et son apparition quasi  fantomatique qui annonce clairement le style des futures musiques de  science-fiction des années 50/60 (on pense déjà au « The Day the Earth  Stood Still » de Bernard Herrmann en 1951), tandis que le motif du  mystère est ses figures mélodiques chromatiques et brèves reviennent aux  cordes et aux cuivres en sourdine à la fin de « The Burned Hand »,  symbolisant les tourments et la tension. Le suspense devient d’ailleurs  de mise dans le sombre « The Penn Station » et son écriture orchestrale  plus dense et torturée accompagnée du théremin avec quelques trouvailles  instrumentales intéressantes (une combinaison d’un célesta, d’un  vibraphone et d’un novachord pour créer une atmosphère mystérieuse quasi  surréaliste à l’écran). Au fur et à mesure que l’histoire avance, la  musique s’intensifie et fait monter progressivement la tension, ramenant  ainsi le thème psychologique aux cordes et au théremin pour la scène du  rasoir dans le troublant « Honeymoon at Brulov’s/The White Coverlet/The  Razor/Constance is Afraid ». On appréciera ici l’accélération rythmique  spectaculaire de « The Razor » et ses notes répétées de caisse claire,  dont l’entêtant ostinato rythmique n’est pas sans rappeler le battement  d’un coeur. On retrouve ici aussi le motif mystérieux de « The Cigarette  Case » associé aux secrets enfouis dans l’esprit torturé de Ballantine,  la musique cédant petit à petit la place à une atmosphère psychologique  plus terrifiante et particulièrement sombre et tourmentée.


La  fameuse séquence du rêve permet à Rozsa de nous offrir un morceau-clé de  la partition de « Spellbound » dans « Gambling Dream/Mad Proprietor’s  Dream/Roof-Top Dreams ». Rozsa utilise ici un solide mélange de théremin  et d’orchestrations quasi impressionnistes, à mi-chemin entre Ravel et  Debussy, sans oublier cette étonnante combinaison de novachord, célesta,  cloches, harpe, glockenspiel, flûte et piccolo qui illustrent  parfaitement l’atmosphère onirique et surréaliste de cette séquence, sur  fond de glissandi mystérieux de théremin. Les harmonies  impressionnistes du morceau renvoient clairement à certaines mesures de «  La Mer » de Debussy et à une bonne partie de l’école impressionniste  française de la fin du 19ème siècle – on pense aussi aux grandes oeuvres  symphoniques de Maurice Ravel. Miklos Rozsa prolonge d’ailleurs son  travail autour de l’atmosphère onirique du rêve dans « Dream  Interpretation Parts 1 & 2/The Decision » avec un motif de  piccolo/xylophone comparable au balancement d’un pendule. Le motif  mystérieux revient dans « Train To Gabriel Valley » tandis que « Ski  Run/Mountain Lodge » (non utilisé dans le film) présente un solide  morceau d’action pour la scène où Ballantine et Constance descendent la  pente enneigée à skis. Dans le film, la musique a été en partie  remplacée par des pièces de Roy Webb et Franz Waxman entre autre, ce qui  est parfaitement regrettable, étant donné que Rozsa avait écrit l’un  des morceaux les plus spectaculaires et les plus intenses de la  partition de « Spellbound » pour cette fameuse scène du ski. Enfin, «  The Revolver » nous permet d’aboutir à la sombre révélation finale (ici  aussi, la scène utilise dans le film une musique de Roy Webb) avec le  retour du motif mystérieux. La musique évolue vers un long crescendo  dramatique et violent pour la scène étonnante du pistolet vu à la  première personne, aboutissant à un climax orchestral brutal et  tragique. Le film se termine sur une ultime reprise grandiose et  puissante du Love Theme dans « The End », le morceau se concluant avec  une brève touche d’humour avant d’aboutir à une coda en Do majeur  puissante et triomphante, un vrai final digne des plus grandes  symphonies classiques. Miklos Rozsa nous livre donc pour « Spellbound »  un véritable chef-d’oeuvre de la musique de film, à redécouvrir dans son  intégralité grâce au superbe et très respectueux réenregistrement  d’Intrada. La partition symphonique de « Spellbound » est à plus d’un  titre un sommet de la musique du Golden Age hollywoodien, une oeuvre  intemporelle d’une maîtrise et d’une grande richesse, servie par des  influences classiques (les musiciens Romantiques du 19ème siècle, la  Symphonie Romantique d’Howard Hanson, la musique impressionniste  française de Ravel et Debussy) et une incroyable floraison de thèmes et  de motifs divers et variés. Evidemment, les auditeurs retiendront tous  le thème mystérieux et l’immortel Love Theme, un sommet de lyrisme et de  romantisme que Rozsa lui-même parviendra difficilement à égaler par la  suite, hormis peut être dans ses magnifiques mesures lyriques pour  violon et orchestre de « The Private Life of Sherlock Holmes » (1970).  Il est vrai que Rozsa s’est spécialisé tout au long de sa carrière dans  les grandes envolées orchestrales romantiques, mais ce fait n’a jamais  était aussi vrai que dans sa somptueuse partition pour « Spellbound » :  laissez-vous donc emporter par le lyrisme passionné et le mystère de ce  véritable chef-d’oeuvre de la musique de film hollywoodienne, à ne rater  sous aucun prétexte !

by Quentin Billard 30 May, 2024
INTRADA RECORDS Time: 29/40 - Tracks: 15 _____________________________________________________________________________ Polar mineur à petit budget datant de 1959 et réalisé par Irving Lerner, « City of Fear » met en scène Vince Edwards dans le rôle de Vince Ryker, un détenu qui s’est évadé de prison avec un complice en emportant avec lui un conteneur cylindrique, croyant contenir de l’héroïne. Mais ce que Vince ignore, c’est que le conteneur contient en réalité du cobalt-60, un matériau radioactif extrêmement dangereux, capable de raser une ville entière. Ryker se réfugie alors dans une chambre d’hôtel à Los Angeles et retrouve à l’occasion sa fiancée, tandis que le détenu est traqué par la police, qui va tout faire pour retrouver Ryker et intercepter le produit radioactif avant qu’il ne soit trop tard. Le scénario du film reste donc très convenu et rappelle certains polars de l’époque (on pense par exemple à « Panic in the Streets » d’Elia Kazan en 1950, sur un scénario assez similaire), mais l’arrivée d’une intrigue en rapport avec la menace de la radioactivité est assez nouvelle pour l’époque et inspirera d’autres polars par la suite (cf. « The Satan Bug » de John Sturges en 1965). Le film repose sur un montage sobre et un rythme assez lent, chose curieuse pour une histoire de course contre la montre et de traque policière. A vrai dire, le manque de rythme et l’allure modérée des péripéties empêchent le film de décoller vraiment : Vince Edwards se voit confier ici un rôle solide, avec un personnage principal dont la santé ne cessera de se dégrader tout au long du film, subissant la radioactivité mortelle de son conteneur qu’il croit contenir de l’héroïne. Autour de lui, quelques personnages secondaires sans grand relief et toute une armada de policiers sérieux et stressés, bien déterminés à retrouver l’évadé et à récupérer le cobalt-60. Malgré l’interprétation convaincante de Vince Edwards (connu pour son rôle dans « Murder by Contract ») et quelques décors urbains réussis – le tout servi par une atmosphère de paranoïa typique du cinéma américain en pleine guerre froide - « City of Fear » déçoit par son manque de moyen et d’ambition, et échoue finalement à susciter le moindre suspense ou la moindre tension : la faute à une mise en scène réaliste, ultra sobre mais sans grande conviction, impersonnelle et peu convaincante, un comble pour un polar de ce genre qui tente de suivre la mode des films noirs américains de l’époque, mais sans réelle passion. Voilà donc une série-B poussiéreuse qui semble être très rapidement tombée dans l’oubli, si l’on excepte une récente réédition dans un coffret DVD consacré aux films noirs des années 50 produits par Columbia Pictures. Le jeune Jerry Goldsmith signa avec « City of Fear » sa deuxième partition musicale pour un long-métrage hollywoodien en 1959, après le western « Black Patch » en 1957. Le jeune musicien, alors âgé de 30 ans, avait à son actif toute une série de partitions écrites pour la télévision, et plus particulièrement pour la CBS, avec laquelle il travailla pendant plusieurs années. Si « City of Fear » fait indiscutablement partie des oeuvres de jeunesse oubliées du maestro, cela n’en demeure pas moins une étape importante dans la jeune carrière du compositeur à la fin des années 50 : le film d’Irving Lerner lui permit de s’attaquer pour la première fois au genre du thriller/polar au cinéma, genre dans lequel il deviendra une référence incontournable pour les décennies à venir. Pour Jerry Goldsmith, le challenge était double sur « City of Fear » : il fallait à la fois évoquer le suspense haletant du film sous la forme d’un compte à rebours, tout en évoquant la menace constante du cobalt-60, véritable anti-héros du film qui devient quasiment une sorte de personnage à part entière – tout en étant associé à Vince Edwards tout au long du récit. Pour Goldsmith, un premier choix s’imposa : celui de l’orchestration. Habitué à travailler pour la CBS avec des formations réduites, le maestro fit appel à un orchestre sans violons ni altos, mais avec tout un pupitre de percussions assez éclectique : xylophone, piano, marimba, harpe, cloches, vibraphone, timbales, caisse claire, glockenspiel, bongos, etc. Le pupitre des cuivres reste aussi très présent et assez imposant, tout comme celui des bois. Les cordes se résument finalement aux registres les plus graves, à travers l’utilisation quasi exclusive des violoncelles et des contrebasses. Dès les premières notes de la musique (« Get Away/Main Title »), Goldsmith établit sans équivoque une sombre atmosphère de poursuite et de danger, à travers une musique agitée, tendue et mouvementée. Alors que l’on aperçoit Ryker et son complice en train de s’échapper à toute vitesse en voiture, Goldsmith introduit une figure rythmique ascendante des cuivres, sur fond de rythmes complexes évoquant tout aussi bien Stravinsky que Bartok – deux influences majeures chez le maestro américain. On notera ici l’utilisation caractéristique du xylophone et des bongos, deux instruments qui seront très présents tout au long du score de « City of Fear », tandis que le piano renforce la tension par ses ponctuations de notes graves sur fond d’harmonies menaçantes des bois et des cuivres : une mélodie se dessine alors lentement au piccolo et au glockenspiel, et qui deviendra très rapidement le thème principal du score, thème empreint d’un certain mystère, tout en annonçant la menace à venir. C’est à partir de « Road Block » que Goldsmith introduit les sonorités associées dans le film à Ryker : on retrouve ici le jeu particulier des percussions (notes rapides de xylophone, ponctuation de piano/timbales) tandis qu’une trompette soliste fait ici son apparition, instrument rattaché dans le film à Ryker. La trompette revient dans « Motel », dans lequel les bongos créent ici un sentiment d’urgence sur fond de ponctuations de trombones et de timbales. Le morceau reflète parfaitement l’ambiance de paranoïa et de tension psychologique du film, tandis que les harmonies sombres du début sont reprises dans « The Facts », pour évoquer la menace du cobalt-60. Ce morceau permet alors à Jerry Goldsmith de développer les sonorités associées à la substance toxique dans le film (un peu comme il le fera quelques années plus tard dans le film « The Satan Bug » en 1965), par le biais de ponctuations de trompettes en sourdine, de percussion métallique et d’un raclement de guiro, évoquant judicieusement le contenant métallique du cobalt-60, que transporte Ryker tout au long du film (croyant à tort qu’il contient de la drogue). « Montage #1 » est quand à lui un premier morceau-clé de la partition de « City of Fear », car le morceau introduit les sonorités associées aux policiers qui traquent le fugitif tout au long du film. Goldsmith met ici l’accent sur un ostinato quasi guerrier de timbales agressives sur fond de cuivres en sourdine, de bois aigus et de caisse claire quasi martial : le morceau possède d’ailleurs un côté militaire assez impressionnant, évoquant les forces policières et l’urgence de la situation : stopper le fugitif à tout prix. Le réalisateur offre même une séquence de montage illustrant les préparatifs de la police pour le début de la course poursuite dans toute la ville, ce qui permet au maestro de s’exprimer pleinement en musique avec « Montage #1 ». Plus particulier, « Tennis Shoes » introduit du jazz traditionnel pour le côté « polar » du film (à noter que le pianiste du score n’est autre que le jeune John Williams !). Le morceau est associé dans le film au personnage de Pete Hallon (Sherwood Price), le gangster complice de Ryker que ce dernier finira par assassiner à la suite de plusieurs maladresses. Le motif jazzy d’Hallon revient ensuite dans « The Shoes » et « Montage #2 », qui reprend le même sentiment d’urgence que la première séquence de montage policier, avec le retour ici du motif descendant rapide de 7 notes qui introduisait le film au tout début de « Get Away/Main Title ». La mélodie principale de piccolo sur fond d’harmonies sombres de bois reviennent enfin dans « You Can’t Stay », rappelant encore une fois la menace du cobalt-60, avec une opposition étonnante ici entre le registre très aigu de la mélodie et l’extrême grave des harmonies, un élément qui renforce davantage la tension dans la musique du film. Le morceau développe ensuite le thème principal pour les dernières secondes du morceau, reprenant une bonne partie du « Main Title ». La tension monte ensuite d’un cran dans le sombre et agité « Taxicab », reprenant les ponctuations métalliques et agressives associées au cobalt-60 (avec son effet particulier du raclement de guiro cubain), tout comme le sombre « Waiting » ou l’oppressant « Search » et son écriture torturée de cordes évoquant la dégradation physique et mentale de Ryker, contaminé par le cobalt-60. « Search » permet au compositeur de mélanger les sonorités métalliques de la substance toxique, la trompette « polar » de Ryker et les harmonies sombres et torturées du « Main Title », aboutissant aux rythmes de bongos/xylophone syncopés complexes de « Track Down » et au climax brutal de « End of the Road » avec sa série de notes staccatos complexes de trompettes et contrebasses. La tension orchestrale de « End of the Road » aboutit finalement à la coda agressive de « Finale », dans lequel Goldsmith résume ses principales idées sonores/thématiques/instrumentales de sa partition en moins de 2 minutes pour la conclusion du film – on retrouve ainsi le motif descendant du « Main Title », le thème principal, le motif métallique et le raclement de guiro du cobalt-60 – un final somme toute assez sombre et élégiaque, typique de Goldsmith. Vous l’aurez certainement compris, « City of Fear » possède déjà les principaux atouts du style Jerry Goldsmith, bien plus reconnaissable ici que dans son premier essai de 1957, « Black Patch ». La musique de « City of Fear » reste d'ailleurs le meilleur élément du long-métrage un peu pauvre d'Irving Lerner : aux images sèches et peu inspirantes du film, Goldsmith répond par une musique sombre, complexe, virile, nerveuse et oppressante. Le musicien met en avant tout au long du film d’Irving Lerner une instrumentation personnelle, mélangeant les influences du XXe siècle (Stravinsky, Bartok, etc.) avec une inventivité et une modernité déconcertante - on est déjà en plein dans le style suspense du Goldsmith des années 60/70. Goldsmith fit partie à cette époque d’une nouvelle génération de musiciens qui apportèrent un point de vue différent et rafraîchissant à la musique de film hollywoodienne (Bernard Herrmann ayant déjà ouvert la voie à cette nouvelle conception) : là où un Steiner ou un Newman aurait proposé une musique purement jazzy ou même inspirée du Romantisme allemand, Goldsmith ira davantage vers la musique extra européenne tout en bousculant l’orchestre hollywoodien traditionnel et en s’affranchissant des figures rythmiques classiques, mélodiques et harmoniques du Golden Age hollywoodien. Sans être un chef-d’oeuvre dans son genre, « City of Fear » reste malgré tout un premier score majeur dans les musiques de jeunesse de Jerry Goldsmith : cette partition, pas si anecdotique qu’elle en a l’air au premier abord, servira de pont vers de futures partitions telles que « The Prize » et surtout « The Satan Bug ». « City of Fear » permit ainsi à Goldsmith de concrétiser ses idées qu’il développa tout au long de ses années à la CBS, et les amplifia sur le film d’Iriving Lerner à l’échelle cinématographique, annonçant déjà certaines de ses futures grandes musiques d’action/suspense pour les décennies à venir – les recettes du style Goldsmith sont déjà là : rythmes syncopés complexes, orchestrations inventives, développements thématiques riches, travail passionné sur la relation image/musique, etc. Voilà donc une musique rare et un peu oubliée du maestro californien, à redécouvrir rapidement grâce à l’excellente édition CD publiée par Intrada, qui contient l’intégralité des 29 minutes écrites par Goldsmith pour « City of Fear », le tout servi par un son tout à fait honorable pour un enregistrement de 1959 ! 
by Quentin Billard 24 May, 2024
Essential scores - Jerry Goldsmith
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