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Citizen Kane

Quentin Billard

« Citizen Kane » fait partie de ses  éternels classiques du septième art que l’on ne présente plus. Premier  long-métrage hollywoodien du jeune Orson Welles tourné en 1941, «  Citizen Kane » raconte l’ascension et la chute d’un magnat de la presse  américaine dans l’Amérique de 1940. Charles Foster Kane (Orson Welles)  meurt dans son gigantesque manoir de Xanadu après avoir prononcé dans  son dernier souffle le mot « Rosebud » en laissant échapper une boule de  Noël. La presse s’intéresse alors à l’ultime mot énigmatique prononcé  par le milliardaire avant son décès. Le journaliste Thompson est chargé  de percer le mystère du mot « Rosebud » et décide alors de rencontrer  tous ceux qui ont bien connu Charles Foster Kane dans sa vie passée. Au  gré de ses rencontres, Thompson découvre le passé agité de Kane :  arraché très jeune à sa mère qui hérita par hasard d’une mine d’or, le  jeune Charles fut élevé par un banquier, Mr. Thatcher, afin de le  préparer à gérer sa fortune à l’âge de 25 ans. A l’âge adulte, Kane  devint un grand magnat de la presse américaine et épousa la nièce du  Président des Etats-Unis. Il décida ensuite de se lancer dans la  politique, mais sa carrière fut stoppée net par un scandale révélant une  liaison adultère entre le politicien et une jeune pseudo-cantatrice  d’opéra, Susan Alexander. Il décida ensuite d’épouser la chanteuse pour  qui il construira un énorme opéra et le fastueux manoir de Xanadu. Mais  sa nouvelle épouse, lasse de tant de luxe et de richesse, décidera de  quitter Charles pour de bon. Cet événement conduira Charles Foster Kane à  sa perte. « Citizen Kane » est un film majeur dans l’histoire du  cinéma, souvent considéré comme le meilleur film de tous les temps et  connu pour ses innovations cinématographiques et narratives. Saisissant  son expérience passée à la radio dans les années 30, le jeune Orson  Welles fit appel à une partie des acteurs de sa troupe de théâtre du  Mercury Theater pour le casting du film – alors quasiment constitué  d’acteurs débutants et méconnus à l’époque – tandis que le réalisateur  campa le rôle de Charles Foster Kane à l’écran avec brio et conviction.


La  narration du film, révolutionnaire pour l’époque, est quasiment  entièrement construite sur une série de flashbacks – cela paraît banal  aujourd’hui, mais pour un film de 1941, c’était extrêmement moderne et  anti-conventionnel – qui permettent de revenir sur le passé du  personnage principal campé par Orson Welles. Certaines scènes sont même  racontées successivement par deux personnages différents, apportant un  éclairage nouveau à chaque récit. En s’affranchissant des règles  habituelles de la narration cinématographique, le cinéaste faisait déjà  de « Citizen Kane » un film moderne et révolutionnaire pour l’époque. La  mise en scène, extrêmemement élaborée, utilise toutes les possibilités  de la caméra à l’époque : en plus de trucages visuels et d’effets  spéciaux assurés par Vernon L. Walker, le film repose aussi sur une  série de plans en plongée et contre-plongée représentant des moments-clé  dans le récit de Kane (le discours politique contre Jim Gettys, la  dispute dans la chambre avec Susan, la demande de mutation de Leland à  Kane, etc.), mais en inversant la symbolique ordinaire des plans : la  contre-plongée devient ici le faire-valoir du pouvoir et de l’orgueil de  Kane qui dépasse l’homme et l’écrase sous le poids de ses fautes.  Certaines scènes sont d’une inventivité visuelle confondante, comme  cette scène où Kane passe devant une série de miroirs qui reproduisent  son reflet à l’infini, des plans qui ne sont pas sans rappeler certaines  oeuvres picturales du début du 20ème siècle. Enfin, le succès du film  fut tel qu’il devint une véritable icône dans la culture populaire au  fil des années, cité par de nombreux cinéastes du monde entier et des  artistes d’horizons divers. Quand à l’anthologique « Rosebud », ce mot  énigmatique – et peut être le plus célèbre de l’histoire du cinéma -  continue de traverser les époques et de susciter la curiosité et  l’enthousiasme de milliers de cinéphiles, un véritable coup de génie en  somme pour ce qui reste, à n’en point douter, un classique insurpassable  du septième art.


Orson Welles décida de confier la musique de «  Citizen Kane » au jeune Bernard Herrmann, avec lequel il travailla  quelques temps à la radio entre les années 1937 et 1939 pour le compte  de la CBS. Herrmann faisait d’ailleurs partie de l’équipe du Columbia  Workshop dirigée par Norman Corwin et Orson Welles avant de devenir chef  d’orchestre pour le Mercury Theater on the air de Welles, qui fut à  l’époque la première équipe américaine de théâtre à travailler pour la  radio. C’est d’ailleurs à cette époque qu’Orson Welles se fit connaître  grâce à son spectaculaire et célèbre dramatique radio de 1938 inspiré du  « War of the Worlds » d’H.G. Wells. C’est en 1939 que le cinéaste  décida d’aller à Hollywood en emmenant avec lui le jeune Bernard  Herrmann qui composa alors, à l’âge de 30 ans, la musique de « Citizen  Kane ». Herrmann profita de son expérience passée à la CBS pour composer  la musique du film d’Orson Welles à la manière de ses travaux pour la  radio : à contrario de bon nombres de partitions musicales du cinéma  hollywoodien des années 30/40, la musique de « Citizen Kane » alla  d’emblée à l’encontre du concept de musique au kilomètre utilisée de  façon quasi non-stop comme le voulait la tradition de l’époque (on pense  aux oeuvres de Korngold ou de Steiner par exemple) en imposant une  approche des images plus morcelée et offrant davantage d’espace aux  silences : ainsi, la plupart des morceaux composés par Herrmann étaient  utilisés pour servir de transition entre deux scènes ou pour renforcer  des effets de montage, chose assez moderne pour l’époque encore une  fois. Le compositeur fut aussi relativement libre de choisir son  instrumentation comme il le souhaitait lors des sessions  d’enregistrement : c’est pourquoi il décida très rapidement de mettre en  avant des orchestrations assez inhabituelles comme le fameux quatuor de  flûtes basse utilisées en ouverture du film, un trait caractéristique  du style de Bernard Herrmann qui deviendra par la suite l’une des  marques de fabrique de la musique du compositeur – pour un jeune  compositeur qui livre sa première expérience pour le cinéma, c’est déjà  assez remarquable. Herrmann utilisa aussi le principe du leitmotiv pour  élaborer sa partition, tout en refusant l’approche mélodique habituelle,  privilégiant davantage les sonorités instrumentales ou les motifs  harmoniques. Enfin, « Citizen Kane » permit aussi à Bernard Herrmann de  composer un air d’opéra original pour la scène où Susan interprète le «  Aria from Salammbô », d’après un texte tiré du célèbre roman de Gustave  Flaubert paru en 1862, déjà mis en musique dans le passé par Ernest  Reyer puis par Modeste Moussorgski.


Le film débute au son du  sombre « Prelude », dominé par des orchestrations à base de bois graves  et de vibraphone : on découvrait ainsi dès 1941 le son orchestral  typique de Bernard Herrmann : clarinettes basse, basson/contrebasson,  quatuor de flûte basse et de flûtes alto, trompettes et vibraphone  suffisent à créer une atmosphère lugubre et funèbre dès les premiers  plans où l’on aperçoit au loin le manoir abandonné de Xanadu – on notera  ici l’absence des cordes et la prédominance des bois, qui apportent une  couleur particulière à l’ouverture du film. Les bois développent ici le  thème principal du score, motif de 5 notes sombre et mystérieux associé  à Charles Foster Kane dans le film. Fait amusant : Herrmann a toujours  prétendu être contre le principe du leitmotiv en musique, mais sa  musique pour « Citizen Kane » contient tout de même deux thèmes : un est  associé à l’enfance de Kane et à son traîneau (entendu aux bois dès le  début de « Prelude »), l’autre à l’ascension sociale de Kane adulte. Le  dit motif revient ensuite dans « Rain » avec l’ajout des cordes et de la  harpe, en plus des bois et du vibraphone. Dans « Litany », la musique  prend une tournure plus harmonique et presque religieuse avec  l’utilisation étonnante de trompettes en sourdine wah-wah avec une harpe  et quelques bois. Le thème de Kane revient dans « Manuscript Reading  and Snow Picture » où dominent encore une fois ces instruments à vent  mystérieux et latents qui créent une atmosphère intrigante au début du  film, annonçant clairement le style des futures partitions thriller  d’Herrmann dans les années 50/60. Cette fois-ci, le thème est associé à  des accords plus lumineux et signes d’espoir, où il est alors question  de l’enfance de Kane. On notera aussi la prédominance des motifs  harmoniques (et non mélodiques) et des notes obsédantes et répétitives,  autre trait caractéristique du style de Bernard Herrmann. La musique  devient heureusement plus exubérante dans « Snow Picture » avec ses bois  sautillants pour le flashback sur l’enfance de Kane chez ses parents.  Le morceau est important, car il introduit le deuxième thème de la  partition, thème lié à l’enfance de Kane, confié ici aux cordes. «  Mother’s Sacrifice » crée inversement une atmosphère dramatique pour le  départ de l’enfant et la séparation avec ses parents, reprenant et  développant le thème de 5 notes de Kane de manière tragique. Les cordes  deviennent ici plus chaleureuses et poignantes tout en jouant sur une  retenue émouvante et mélancolique. On découvre la facette plus  romantique d’Herrmann dans « Charles Meets Thatcher » (avec sa reprise  lyrique du thème de l’enfance) et une musique plus exubérante et très  colorée dans « Galop » servie par des orchestrations extrêmement riches  qui doivent autant à l’école russe du 19ème siècle qu’à celle de Richard  Strauss ou Richard Wagner. Et comme souvent chez Herrmann, la musique  fonctionne ici sur la rupture et l’idée de la suspension : on retrouve  ainsi les flûtes répétitives dans la reprise de l’énigmatique thème  principal de 5 notes dans « Second Manuscript », qui nous invite à  partager une nouvelle séquence de flashback en suggérant la sensation de  temps suspendu et de retour dans le passé, une brillante idée  qu’explore Herrmann dans sa musique tout au long du film. Les scènes de  transition comme « Thanks » ou « Dissolve » n’apportent pas grand chose  en terme d’écoute, mais permettent de cimenter les transitions dans le  film, à la manière des programmes musicaux de la radio de la CBS pour  lesquels Herrmann composa dans les années 30.


Le compositeur  varie les ambiances à loisir et saisit l’opportunité de s’exprimer dans  des styles différents, comme le joyeux ragtime jazzy de « Kane’s New  Office » évoquant l’ascension sociale de Kane dans la presse, ou la  polka sautillante de « Hornpipe Polka », sans oublier le très dansant «  Carter’s Exit ». La partie centrale du film évoquant l’ascension sociale  et politique de Charles Foster Kane permet à Bernard Herrmann de  développer une série de scherzos joyeux et très classiques d’esprit,  influencés par la musique symphonique américaine : on pense autant à  Georges Gershwin qu’à Aaron Copland dans des morceaux insouciants et  joyeux évoquant la vivacité du jeune Kane en pleine force de l’âge.  Autre élément important : la quasi absence des deux thèmes, hormis la  reprise subite et inattendue du thème principale à la fin de « Carter’s  Exit ». Un morceau comme « Chronicle Scherzo » évoque clairement les  orchestrations et la vivacité des ballets américains d’Aaron Copland  avec un sens du rythme ludique assez similaire, tout comme « Bernstein’s  Presto » nous renvoie à l’insouciance des musiques viennoises du 19ème  siècle. Le scherzo américain de Kane revient dans « Kane’s Return »,  mais la partition ne tarde pas à prendre un autre tournure alors qu’à  l’écran, on assiste à la première déconvenue de Kane suite à la grande  dépression de 1929, obligé de quitter son journal, le « Inquirer ». Le  thème de l’enfance revient aux bois dans « Sunset Narration » de manière  mélancolique, comme une sorte de retour à la réalité : après  l’insouciance, place aux regrets et à l’amertume refoulée pour Kane, «  Sunset Narration » restant un morceau extrêmement poignant et profond  dans ce qu’il cherche à évoquer – les regrets d’une époque passée et de  la chaleur d’un foyer familial que Kane ne connaîtra jamais (d’où  l’énigme associée au traîneau). Dans « Valse Presentation », Herrmann  introduit un thème de valse viennoise pour le couple Kane/Susan, qui  tombe très vite dans la routine de la bourgeoisie américaine et  fastueuse. Herrmann développe le thème de valse dans l’excellent « Theme  and Variations » dominé par les cordes et les vents, tandis que « Kane  and Susan » reprend le thème de l’enfance de Kane avec un lyrisme  poignant. Evitant toute envolée romantique qu’Herrmann n’appréciait  guère par nature, « Susan’s Room » privilégie à contrario un lyrisme  retenu sans aucun artifice mélodramatique, suggérant de manière délicate  et touchante le thème de l’enfance dans un style similaire à « Kane and  Susan ». La musique devient alors plus sombre et dissonante avec « The  Trip » et « Getty’s Departure », marquant un tournant dans l’existence  chamboulée de Kane. A contrario, suivant sa logique de la rupture,  Herrmann reprend le thème de Kane dans une forme plus joyeuse et  exubérante pour le mariage de Kane et Susan dans « Kane Marries », aux  allures de flonflon populaire. C’est alors que le compositeur nous  dévoile l’un des sommets de la partition de « Citizen Kane », le superbe  air d’opéra « Salaambo’s Aria », interprété dans le film par Susan.  Véritable création artistique de Bernard Herrmann sur des paroles de  John Houseman d’après un texte de Phèdre, le célèbre « Salaambo’s Aria »  évoque les grands arias d’opéras romantiques du 19ème siècle, et plus  particulièrement ceux de Richard Strauss. Le morceau se termine  d’ailleurs par un fameux contre-ut virtuose et spectaculaire de la part  de la cantatrice. A noter que l’aria d’Herrmann a été souvent repris par  la suite, l’une des plus belles interprétations restant à coup sûr  celle de la soprano Kiri Te Kanawa avec le National Philharmonic  Orchestra dirigé par Charles Gerhardt en 1974.


Avec « Leland’s  Dismissal », Kane entame sa descente aux enfers suite au renvoi de son  fidèle ami Leland. Le thème de 5 notes de Charles Foster Kane devient  ici plus menaçant et agressif avec ses cuivres sombres et ses timbales  agressives. Elément sonore intéressant ici : « Leland’s Dismissal » se  conclut sur un accord d’orgue quasi liturgique et mystérieux annonçant  la tonalité funèbre du dénouement final. Dès lors, un morceau comme «  Xanadu » confirme l’orientation sombre et funèbre de la dernière partie  du film et de la musique en développant quasi conjointement les thèmes  de Kane et de l’enfance. Dans « Xanadu » et « Second Xanadu », on se  rapproche indiscutablement du style et des sonorités du sombre « Prelude  ». L’innocence passée fait place aux désillusions et à l’amertume dans «  Kane’s Picnic », dans lequel Herrmann corrompt de manière subtile la  mélodie aux allures de flonflon populaire de « Kane Maries » avec des  cuivres en sourdine superposés brillamment au thème de Kane. Le thème de  l’enfance est repris avec une douce mélancolie dans « Susan Leaves »,  suggérant la fin du couple. Enfin, l’histoire aboutit à son dénouement  final tragique dans « The Glass Ball » et « Finale », dévoilant les deux  thèmes principaux de la partition pour une conclusion dramatique  absolument saisissante. Voici qui conclut ainsi ce monument de la  musique de film hollywoodienne, la toute première partition musicale de  Bernard Herrmann pour le cinéma et un premier chef-d’œuvre resté inégalé  à ce jour : la musique de « Citizen Kane » est un modèle d’illustration  musicale d’un film, variant les styles et les ambiances à loisir (jazz,  pastiches de musique américaine de l’époque, valse viennoise, aria  d’opéra romantique, etc.) tout en affirmant la grande personnalité de  musicien si singulière d’un jeune Bernard Herrmann extrêmement motivé et  passionné par son sujet, qui saisit l’opportunité grâce au film d’Orson  Welles de nous livrer cette brillante partition évoquant les  différentes facettes fort complexes du personnage énigmatique de Charles  Foster Kane : avec sa structure morcelée (rare à l’époque), son  approche psychologique du personnage, ses développements thématiques  subtils, ses orchestrations atypiques et sa variété d’ambiances et de  trouvailles musicales, « Citizen Kane » reste à ce jour un classique  incontournable de la musique de film américaine, un chef-d’oeuvre à ne  manquer sous aucun prétexte !

by Quentin Billard 30 May 2024
INTRADA RECORDS Time: 29/40 - Tracks: 15 _____________________________________________________________________________ Polar mineur à petit budget datant de 1959 et réalisé par Irving Lerner, « City of Fear » met en scène Vince Edwards dans le rôle de Vince Ryker, un détenu qui s’est évadé de prison avec un complice en emportant avec lui un conteneur cylindrique, croyant contenir de l’héroïne. Mais ce que Vince ignore, c’est que le conteneur contient en réalité du cobalt-60, un matériau radioactif extrêmement dangereux, capable de raser une ville entière. Ryker se réfugie alors dans une chambre d’hôtel à Los Angeles et retrouve à l’occasion sa fiancée, tandis que le détenu est traqué par la police, qui va tout faire pour retrouver Ryker et intercepter le produit radioactif avant qu’il ne soit trop tard. Le scénario du film reste donc très convenu et rappelle certains polars de l’époque (on pense par exemple à « Panic in the Streets » d’Elia Kazan en 1950, sur un scénario assez similaire), mais l’arrivée d’une intrigue en rapport avec la menace de la radioactivité est assez nouvelle pour l’époque et inspirera d’autres polars par la suite (cf. « The Satan Bug » de John Sturges en 1965). Le film repose sur un montage sobre et un rythme assez lent, chose curieuse pour une histoire de course contre la montre et de traque policière. A vrai dire, le manque de rythme et l’allure modérée des péripéties empêchent le film de décoller vraiment : Vince Edwards se voit confier ici un rôle solide, avec un personnage principal dont la santé ne cessera de se dégrader tout au long du film, subissant la radioactivité mortelle de son conteneur qu’il croit contenir de l’héroïne. Autour de lui, quelques personnages secondaires sans grand relief et toute une armada de policiers sérieux et stressés, bien déterminés à retrouver l’évadé et à récupérer le cobalt-60. Malgré l’interprétation convaincante de Vince Edwards (connu pour son rôle dans « Murder by Contract ») et quelques décors urbains réussis – le tout servi par une atmosphère de paranoïa typique du cinéma américain en pleine guerre froide - « City of Fear » déçoit par son manque de moyen et d’ambition, et échoue finalement à susciter le moindre suspense ou la moindre tension : la faute à une mise en scène réaliste, ultra sobre mais sans grande conviction, impersonnelle et peu convaincante, un comble pour un polar de ce genre qui tente de suivre la mode des films noirs américains de l’époque, mais sans réelle passion. Voilà donc une série-B poussiéreuse qui semble être très rapidement tombée dans l’oubli, si l’on excepte une récente réédition dans un coffret DVD consacré aux films noirs des années 50 produits par Columbia Pictures. Le jeune Jerry Goldsmith signa avec « City of Fear » sa deuxième partition musicale pour un long-métrage hollywoodien en 1959, après le western « Black Patch » en 1957. Le jeune musicien, alors âgé de 30 ans, avait à son actif toute une série de partitions écrites pour la télévision, et plus particulièrement pour la CBS, avec laquelle il travailla pendant plusieurs années. Si « City of Fear » fait indiscutablement partie des oeuvres de jeunesse oubliées du maestro, cela n’en demeure pas moins une étape importante dans la jeune carrière du compositeur à la fin des années 50 : le film d’Irving Lerner lui permit de s’attaquer pour la première fois au genre du thriller/polar au cinéma, genre dans lequel il deviendra une référence incontournable pour les décennies à venir. Pour Jerry Goldsmith, le challenge était double sur « City of Fear » : il fallait à la fois évoquer le suspense haletant du film sous la forme d’un compte à rebours, tout en évoquant la menace constante du cobalt-60, véritable anti-héros du film qui devient quasiment une sorte de personnage à part entière – tout en étant associé à Vince Edwards tout au long du récit. Pour Goldsmith, un premier choix s’imposa : celui de l’orchestration. Habitué à travailler pour la CBS avec des formations réduites, le maestro fit appel à un orchestre sans violons ni altos, mais avec tout un pupitre de percussions assez éclectique : xylophone, piano, marimba, harpe, cloches, vibraphone, timbales, caisse claire, glockenspiel, bongos, etc. Le pupitre des cuivres reste aussi très présent et assez imposant, tout comme celui des bois. Les cordes se résument finalement aux registres les plus graves, à travers l’utilisation quasi exclusive des violoncelles et des contrebasses. Dès les premières notes de la musique (« Get Away/Main Title »), Goldsmith établit sans équivoque une sombre atmosphère de poursuite et de danger, à travers une musique agitée, tendue et mouvementée. Alors que l’on aperçoit Ryker et son complice en train de s’échapper à toute vitesse en voiture, Goldsmith introduit une figure rythmique ascendante des cuivres, sur fond de rythmes complexes évoquant tout aussi bien Stravinsky que Bartok – deux influences majeures chez le maestro américain. On notera ici l’utilisation caractéristique du xylophone et des bongos, deux instruments qui seront très présents tout au long du score de « City of Fear », tandis que le piano renforce la tension par ses ponctuations de notes graves sur fond d’harmonies menaçantes des bois et des cuivres : une mélodie se dessine alors lentement au piccolo et au glockenspiel, et qui deviendra très rapidement le thème principal du score, thème empreint d’un certain mystère, tout en annonçant la menace à venir. C’est à partir de « Road Block » que Goldsmith introduit les sonorités associées dans le film à Ryker : on retrouve ici le jeu particulier des percussions (notes rapides de xylophone, ponctuation de piano/timbales) tandis qu’une trompette soliste fait ici son apparition, instrument rattaché dans le film à Ryker. La trompette revient dans « Motel », dans lequel les bongos créent ici un sentiment d’urgence sur fond de ponctuations de trombones et de timbales. Le morceau reflète parfaitement l’ambiance de paranoïa et de tension psychologique du film, tandis que les harmonies sombres du début sont reprises dans « The Facts », pour évoquer la menace du cobalt-60. Ce morceau permet alors à Jerry Goldsmith de développer les sonorités associées à la substance toxique dans le film (un peu comme il le fera quelques années plus tard dans le film « The Satan Bug » en 1965), par le biais de ponctuations de trompettes en sourdine, de percussion métallique et d’un raclement de guiro, évoquant judicieusement le contenant métallique du cobalt-60, que transporte Ryker tout au long du film (croyant à tort qu’il contient de la drogue). « Montage #1 » est quand à lui un premier morceau-clé de la partition de « City of Fear », car le morceau introduit les sonorités associées aux policiers qui traquent le fugitif tout au long du film. Goldsmith met ici l’accent sur un ostinato quasi guerrier de timbales agressives sur fond de cuivres en sourdine, de bois aigus et de caisse claire quasi martial : le morceau possède d’ailleurs un côté militaire assez impressionnant, évoquant les forces policières et l’urgence de la situation : stopper le fugitif à tout prix. Le réalisateur offre même une séquence de montage illustrant les préparatifs de la police pour le début de la course poursuite dans toute la ville, ce qui permet au maestro de s’exprimer pleinement en musique avec « Montage #1 ». Plus particulier, « Tennis Shoes » introduit du jazz traditionnel pour le côté « polar » du film (à noter que le pianiste du score n’est autre que le jeune John Williams !). Le morceau est associé dans le film au personnage de Pete Hallon (Sherwood Price), le gangster complice de Ryker que ce dernier finira par assassiner à la suite de plusieurs maladresses. Le motif jazzy d’Hallon revient ensuite dans « The Shoes » et « Montage #2 », qui reprend le même sentiment d’urgence que la première séquence de montage policier, avec le retour ici du motif descendant rapide de 7 notes qui introduisait le film au tout début de « Get Away/Main Title ». La mélodie principale de piccolo sur fond d’harmonies sombres de bois reviennent enfin dans « You Can’t Stay », rappelant encore une fois la menace du cobalt-60, avec une opposition étonnante ici entre le registre très aigu de la mélodie et l’extrême grave des harmonies, un élément qui renforce davantage la tension dans la musique du film. Le morceau développe ensuite le thème principal pour les dernières secondes du morceau, reprenant une bonne partie du « Main Title ». La tension monte ensuite d’un cran dans le sombre et agité « Taxicab », reprenant les ponctuations métalliques et agressives associées au cobalt-60 (avec son effet particulier du raclement de guiro cubain), tout comme le sombre « Waiting » ou l’oppressant « Search » et son écriture torturée de cordes évoquant la dégradation physique et mentale de Ryker, contaminé par le cobalt-60. « Search » permet au compositeur de mélanger les sonorités métalliques de la substance toxique, la trompette « polar » de Ryker et les harmonies sombres et torturées du « Main Title », aboutissant aux rythmes de bongos/xylophone syncopés complexes de « Track Down » et au climax brutal de « End of the Road » avec sa série de notes staccatos complexes de trompettes et contrebasses. La tension orchestrale de « End of the Road » aboutit finalement à la coda agressive de « Finale », dans lequel Goldsmith résume ses principales idées sonores/thématiques/instrumentales de sa partition en moins de 2 minutes pour la conclusion du film – on retrouve ainsi le motif descendant du « Main Title », le thème principal, le motif métallique et le raclement de guiro du cobalt-60 – un final somme toute assez sombre et élégiaque, typique de Goldsmith. Vous l’aurez certainement compris, « City of Fear » possède déjà les principaux atouts du style Jerry Goldsmith, bien plus reconnaissable ici que dans son premier essai de 1957, « Black Patch ». La musique de « City of Fear » reste d'ailleurs le meilleur élément du long-métrage un peu pauvre d'Irving Lerner : aux images sèches et peu inspirantes du film, Goldsmith répond par une musique sombre, complexe, virile, nerveuse et oppressante. Le musicien met en avant tout au long du film d’Irving Lerner une instrumentation personnelle, mélangeant les influences du XXe siècle (Stravinsky, Bartok, etc.) avec une inventivité et une modernité déconcertante - on est déjà en plein dans le style suspense du Goldsmith des années 60/70. Goldsmith fit partie à cette époque d’une nouvelle génération de musiciens qui apportèrent un point de vue différent et rafraîchissant à la musique de film hollywoodienne (Bernard Herrmann ayant déjà ouvert la voie à cette nouvelle conception) : là où un Steiner ou un Newman aurait proposé une musique purement jazzy ou même inspirée du Romantisme allemand, Goldsmith ira davantage vers la musique extra européenne tout en bousculant l’orchestre hollywoodien traditionnel et en s’affranchissant des figures rythmiques classiques, mélodiques et harmoniques du Golden Age hollywoodien. Sans être un chef-d’oeuvre dans son genre, « City of Fear » reste malgré tout un premier score majeur dans les musiques de jeunesse de Jerry Goldsmith : cette partition, pas si anecdotique qu’elle en a l’air au premier abord, servira de pont vers de futures partitions telles que « The Prize » et surtout « The Satan Bug ». « City of Fear » permit ainsi à Goldsmith de concrétiser ses idées qu’il développa tout au long de ses années à la CBS, et les amplifia sur le film d’Iriving Lerner à l’échelle cinématographique, annonçant déjà certaines de ses futures grandes musiques d’action/suspense pour les décennies à venir – les recettes du style Goldsmith sont déjà là : rythmes syncopés complexes, orchestrations inventives, développements thématiques riches, travail passionné sur la relation image/musique, etc. Voilà donc une musique rare et un peu oubliée du maestro californien, à redécouvrir rapidement grâce à l’excellente édition CD publiée par Intrada, qui contient l’intégralité des 29 minutes écrites par Goldsmith pour « City of Fear », le tout servi par un son tout à fait honorable pour un enregistrement de 1959 ! 
by Quentin Billard 24 May 2024
Essential scores - Jerry Goldsmith
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