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Citizen Kane

Jean-Louis Scheffen

CITIZEN  KANE est un film d’auteur. Toutes les critiques en conviennent. Et avec  Welles apparaissant au générique comme scénariste, producteur, metteur  en scène et interprète principal, il n’y a plus aucun doute: KANE est  bien l’œuvre d’un seul homme : Orson Welles. Une idée reçue veut que le  metteur en scène soit «l’âme» du film, qu’il porte ses idées à l’écran  en utilisant une équipe de «techniciens». Or il ne faut en aucun cas  négliger la contribution des «collaborateurs de création», comme le  scénariste, l’opérateur ou le compositeur. En l’occurrence il s’agit de  Herman J. Mankiewicz, Gregg Toland et de Bernard Herrmann. On ne peut  pas assimiler leurs fonctions à celles de simples exécutants (le  réalisateur «utilise» la musique, c’est bien connu!). Cet article se  propose d’analyser l’apport d’un de ces collaborateurs: il s’agit du  compositeur Bernard Herrmann. Évidemment il peut paraître arbitraire de  se borner à la seule dimension acoustique d’un film; cette difficulté  est néanmoins inhérente à toute étude spécialisée. Nous nous référerons  donc constamment au plan visuel du film.

Herrmann & Welles

Lorsque  Welles, en 1940, entama la réalisation de CITIZEN KANE, il insista à  faire venir Bernard Herrmann à Hollywood pour écrire la musique de son  premier film. Herrmann, tout comme Welles, était un novice dans le  domaine du cinéma. Il avait commencé sa carrière en 1933 au Columbia  Broadcasting System en écrivant de la musique fonctionnelle pour des  émissions de radio, telles que la série «Suspense» de William Spier et  Bill Robson ou «Corwin Presents» de Norman Corwin. Dès 1934 il dirigeait  les programmes de musique symphonique, en tant qu’assistant chef  d’orchestre. A partir de 1936 Herrmann collaborait avec Orson WELLES sur  une émission intitulée «The Mercury Playhouse Theatre».


«J’ai  appris à devenir un compositeur de film en travaillant sur deux à trois  mille pièces radio-phoniques… La radio était le meilleur endroit où l’on  pouvait former son sens du dramatique». (1)


En  1941 il y eut CITIZEN KANE. Ce film lança Herrmann sur une nouvelle  carrière qu’il allait poursuivre, avec quelques interruptions, jusqu’à  sa mort en 1975. Si Welles révolutionna l’art du cinéma avec KANE,  Herrmann en fit de même pour la musique de film. Le mot  «révolutionnaire» s’appliquant aussi bien à la partition elle-même  qu’aux conditions de travail de Herrmann.


Dans  un article publié après la sortie de CITIZEN KANE, Herrmann écrivait:  «J’avais entendu parler des difficultés qui existent à Hollywood pour un  compositeur. L’une d’elles était la vitesse avec laquelle les  partitions devaient souvent être écrites – parfois en deux ou trois  semaines. Un autre problème était que le compositeur avait rarement le  temps d’orchestrer sa propre musique. Et que, lorsque la musique était  écrite et enregistrée, le compositeur n’avait rien à dire sur le niveau  du son ou la dynamique de la musique dans le film.» (2)


Toutes  ces conditions furent bouleversées lors du tournage de CITIZEN KANE.  Herrmann disposait de douze semaines pour écrire sa partition, ce qui  lui permettait d’élaborer un plan artistique, ainsi que d’orchestrer et  de diriger lui-même sa musique. Il travaillait sur le film rouleau après  rouleau, avant même qu’il ne fût terminé. De cette manière la musique  s’incorporait parfaitement au film.


«A  Hollywood la plupart des partitions musicales sont écrites après que le  film est entièrement terminé; et le compositeur doit adapter sa musique  aux scènes sur l’écran. Dans beaucoup de scènes de CITIZEN KANE une  méthode entièrement différente fut utilisé, beaucoup de séquences étant  découpées afin de s’adapter à la musique.» (2)


Grâce  à ces conditions de travail ainsi qu’à son sens inné du dramatique,  Herrmann a pu écrire une partition rompant avec toutes les conventions  régnant sur la musique de film hollywoodienne des années ’30 à ’40.

Kane & Rosebud

La  musique de CITIZEN KANE se fonde essentiellement sur deux ‘leitmotivs’  dont l’utilisation dans ce film «était pratiquement impérative à cause  de l’histoire et de la manière suivant laquelle elle était développée.»  (2)


  1. Un  bref thème de quatre notes, joué par les cuivres, symbolise la  puissance et la soif de pouvoir de Charles Foster Kane (= thème de  Kane).
  2. Un thème mélancolique caractérise le traineau «Rosebud» et par conséquent la jeunesse perdue de Kane (= thème de «Rosebud»).


Ces  deux thèmes reviennent sous différentes formes à travers le film pour  commenter et expliquer les actions de Kane. Le début de CITIZEN KANE  constitue jusqu’à ces jours une pièce d’anthologie de la musique de  film: Deux titres annoncent le film: «A Mercury Production by Orson  Welles» et CITIZEN KANE. L’écran devient noir pendant quelques secondes.  Nous voyons apparaitre un portail portant un écriteau: «No  Trespassing». La caméra monte le long du grillage. En haut du grillage  est monté – en fer forgé – une sorte d’emblème montrant la lettre «K».  Dans la brume on distingue les contours énormes d’un château. De courts  plans nous font voir une cage de singes, un lac artificiel avec des  gondoles, un champ de golf, des statues et des ruines artificielles; la  caméra se rapproche d’une fenêtre illuminée dans la tour principale du  bâtiment.


La  musique, qui commence une à deux secondes avant la première image du  film, accentue l’atmosphère sinistre et oppressante qui caractérise  cette scène. Autour du thème de Kane, joué par les cuivres (trombones  bouchés) sur une pédale des contrebasses dans les premières mesures de  la partition, Herrmann crée une sorte de requiem pour Kane, vaguement  réminiscent du chant grégorien «Dies Irae». Graduellement contrebasson,  clarinettes et flûtes se joignent aux cuivres; le thème de «Rosebud»  apparait, joué par le vibraphone. Lorsque la caméra s’approche de la  fenêtre illuminée, la lumière s’éteigne; la musique s’arrête après un  accord brusque des cuivres. Le spectateur a l’impression d’avoir été  surpris en train de s’avancer sur un terrain interdit (le mouvement de  la caméra s’est aussi arrêté). (3)


Après  quelques secondes de silence complet l’action continue; le spectateur  est maintenant à l’intérieur de la chambre où l’on aperçoit un vieil  homme – Charles Foster Kane – étendu sur un lit. En gros-plan on voit  une boule de verre avec une petite maison et remplie de neige  artificielle. Le thème de «Rosebud» qu’utilise Herrmann dans cette  scène, nous révèle inconsciemment et par anticipation l’identité de  «Rosebud»; «le tintement de clochettes de traineau dans la musique fait  une référence ironique à des clochettes de temple indien – la musique  gèle» (4), avant que Kane murmure: «Rosebud!» et laisse tomber la boule  de verre. Dans toute cette séquence la musique contribue à accentuer le  caractère expressionniste des images et constitue un commentaire  extérieur à ces images (utilisation du thème de «Rosebud»).


Le  thème de Kane est souvent employé à travers le film pour commenter les  actions de Kane. Une des utilisations les plus originales du thème se  trouve dans la scène où Kane et Leland arrivent à l’INQUIRER sur les  rythmes d’un ‘ragtime’ (nous sommes dans les années 1890) qui, après  quelques mesures, se révèle n’être qu’une variation extrêmement poussée  du thème de Kane. La musique découvre ainsi les vraies raisons qui ont  poussé Kane à diriger un journal. Un autre exemple de ce genre est  constitué par le montage des scènes de petit-déjeuner. Le thème de Kane,  puissamment orchestré, est aussi lié à Xanadu (flashbacks de Susan et  de Raymond) pour 1) communiquer un sentiment de crainte aux spectateurs,  et 2) souligner la mégalomanie de Kane.


Dans  la scène du picnic ce thème dénonce les intentions de Kane et des «  amis » qui l’accompagnent dans une longue file de voitures («Invite  everybody! Order everybody, you mean, and make them sleep in tents. Who  wants to sleep in tents when they’ve got a nice room of their own, with  their own bath, where they know where every thing is?», dit Susan).


Le  thème de «Rosebud» est également utilisé à différents moments-clé du  film. Ainsi dans la séquence de la Thatcher Memorial Library où le  reporter Thompson veut trouver la réponse à «Rosebu » dans les mémoires  inédites de Walter Parks Thatcher. Tandis que Thompson commence à lire  («I first encountered Mr. Kane in 1871…»), un ostinato de la flûte (et  en contrepoint le thème de Kane sur cuivres bouchés) se transforme en  thème de «Rosebud», tandis que le texte se dissout et l’on voit  apparaître un paysage d’hiver. Ce thème accompagne aussi la séparation  cruelle du petit Charles de sa mère et son départ avec Thatcher. Une  variation du thème de «Rosebud» est utilisée pendant la première  rencontre de Kane et de Susan Alexander, constituant ainsi un  commentaire tout à fait original sur les sentiments de Kane.


Dans  la scène finale du film (symétrique au début) Herrmann utilise les deux  thèmes pour créer une conclusion particulièrement pathétique et  mémorable: Thompson et les autres journalistes, sans avoir résolu le  problème de «Rosebud», se préparent à quitter Xanadu. Une variation  sinistre du thème de Kane (cuivres bouchés et violoncelles) accompagne  un long travelling sur les objets d’art accumulés par Kane ; un motif  plus triste est joué par les bois. Tandis que l’on voit un ouvrier jeter  des objets dans un four, un accord aigu des cuivres et des trilles  (violoncelles) préparent le spectateur au plan suivant: sur le traineau  que l’homme vient de jeter au feu, on lit clairement le nom «Rosebud»  dont le thème est littéralement «hurlé» (5) par tout l’orchestre. Le  thème de Kane, puissamment orchestré pour cuivres, conclut le drame.

Autres «leitmotivs»

A  part ces ‘leitmotivs’ au sens conventionnel du terme, Bernard Herrmann  utilise parfois des pièces de musique «réaliste» pour marquer  l’évolution des principaux personnages à travers le film. La chanson  liée à la campagne électorale de Kane apparait pour la première fois  dans la scène du diner de fête à l’INQUIRER. Elle fut écrite par Herman  Ruby sur une musique de Pépé Guizero) (6) :


«There is a man, a certain man, And for the poor you may be sure, That he’ll do all he can. Who is this one, this favirite son, Just by his action has the Traction magnates on the run…»


Une  version orchestrale de cette chanson est utilisée pendant l’allocution  de Kane à Madison Square Garden. C’est le thème du succès social de  Charles Foster. Herrmann en fait une utilisation ironique après la  défaite électorale de Kane; jouée tristement par un orgue de Barbarie,  la chanson reflète les sentiments de Kane tout en rappelant les temps  passés.


«Una  voce poco fa», un air de ROSSINI, est lié étroite ment à la carrière  artistique de Susan Alexander Kane. Susan le chante à la demande de Kane  lors de leur première rencontre. C’est ce même air que Signor Mattisti,  le professeur de chant de Susan, s’efforce d’enseigner à son élève peu  douée. Il revient – également joué par un orgue de Barbarie – dans la  scène où Kane, après le suicide raté de Susan, promet à sa femme qu’elle  n’aura plus jamais à chanter en public.


Un  autre thème est associé à l’évolution des rapports entre Susan et Kane:  il s’agit de «In a Mizz», une composition de Charles Barrett et Haven  Johnson. (6) Joué par un vibraphone dans la scène à l’«El Rancho», cette  chanson commente la déchéance de Susan après son divorce de Kane. Elle  réapparait, jouée par un groupe de musiciens noirs, dans la scène du  picnic. Dans cette séquence la musique ainsi que les paroles («There  ain’t no love, there ain’t no true love») constituent un contre point  ironique à la querelle entre Kane et Susan.

Une collaboration étroite

Il  y a déjà été question de la collaboration étroite entre Herrmann et  Welles. Cette collaboration est sur tout évidente dans les différents  montages à travers le film, qui ont souvent été assemblés de manière à  s’adapter à la musique. Des pièces musicales complètes furent écrites  pour ces montages.


Dans  les scènes montrant les activités de Kane à l’INQUIRER – qui ont toutes  lieu dans les années 1890 – Herrmann utilise les formes de danse  populaires à cette époque. Ainsi le montage montrant l’augmentation du  tirage de l’INQUIRER est accompagné par un can-can, La campagne contre  le «Traction Trust» est réalisée en forme d’un galop. Kane et Leland  arrivent à l’INQUIRER aux rythmes d’un ‘ragtime’. (2)


Cette  méthode est le plus parfaitement appliquée dans les scènes de  petit-déjeuner. Dans ce montage de six scènes Welles montre la déchéance  du premier mariage de Kane. Herrmann utilise une valse «dans le style  de Waldteufel» (2) et une série de cinq variations sur ce thème, qui  servent en même temps à unifier et à séparer les différentes scènes. Au  fur et à mesure que les relations entre les jeunes mariés se  détériorent, la musique perd son caractère de valse et devient plus  dissonante. Dans la dernière scène Kane et sa femme lisent leur journal  sans s’adresser la parole. La musique, jouée dans les régis très aigus  des violons, démasque les véritables sentiments de Kane: la valse si  romantique se révèle n’avoir été qu’une variation en profondeur du thème  de Kane.


Un  des moments les plus mémorables de la partition de Bernard Herrmann est  l’extrait d’opéra, intitulée «Salammbo», qu’il composa pour Susan  Alexander Kane. Cette scène présenta des problèmes très particuliers à  Herrmann. La musique devait 1) refléter le chaos des répétitions et des  préparations avant l’entrée en scène de Susan, 2) suggérer l’angoisse de  Susan et 3) montrer son insuffisance à chanter un grand opéra.


Herrmann,  qui disposait de connaissances encyclopédiques dans le domaine de la  musique, sentait qu’aucun des opéras existants pouvait remplir ces  fonctions; il composa donc son propre extrait d’opéra. Le résultat est  un curieux pastiche du style franco-orientaliste des années 1880 (dans  le scénario original Mankiewicz et Welles avaient indiqué THAIS de  Massenet) ; l’orchestration a été faite dans un style proche de Richard  Strauss. Le texte, basé sur la scène de suicide de PHEDREN de Racine,  est tout à fait à propos, si l’on pense à la tentative de suicide de  Susan.


Pour  l’air de «Salammbo», écrit dans une clé très aiguë, Herrmann engagea  une chanteuse professionnelle, Jean Forward, qu’il fit chanter au dessus  de son registre de voix naturel. L’orchestration écrasante créait le,  senti ment «qu’elle s’enfonçait dans du sable mouvant». (1) La musique  de Herrmann parvient admirablement à remplir les exigences décrites plus  haut.

L’expérience de la radio

L’utilisation  des différents motifs musicaux révèle une technique nettement inspirée  par la radio («radio scoring»). Herrmann écrit: «Les films négligent  fréquemment des occasions pour des points de repère musicaux ne durant  que quelques secondes, c’est-à-dire de cinq à quinze minutes au plus; la  cause en étant que l’oeil couvre habituellement cette transition.  D’autre part, dans des pièces de radio chaque scène doit être reliée par  quelque effet sonore, de manière à ce que même cinq secondes de musique  deviennent un instrument vital à informer l’oreille que la scène  change. Je sentais que dans ce film, où les contrastes photographiques  sont souvent si abruptes, un bref motif – même deux ou trois accords –  pouvait accroître énormément l’effet.»(2) Le thème de Kane est  fréquemment utilisé de cette manière. 


Une  technique semblable qu’utilise Herrmann dans CITIZEN KANE, consiste à  faire commencer une pièce musicale au milieu d’une scène pour préparer  le spectateur à la scène suivante (souvent un flash-back). Ainsi dans la  scène à l’«El Rancho» ou Thompson interroge Susan sur son mariage avec  Kane. Un blues joué sur piano, qu’on entend à l’arrière-fond, se  transforme soudainement en «Una voce poco fa» pendant la dernière phrase  de Susan («Everything was his idea, except my leaving him.»); la  chanson que chante précisément Susan dans le flash back qui suit. La  musique fonctionne donc ici comme un fondu enchainé acoustique. 


L’orchestration  de la musique est loin d’être orthodoxe, une caractéristique qui allait  distinguer toutes les partitions suivantes de Herrmann. Elle varie  constamment à travers le film et fait rarement appel à un orchestre  symphonique complet. Ainsi le thème de Kane est souvent joué sur des  cuivres bouchés; dans la scène du Huntington Memorial Hospital  (entretien Thompson – Leland) Herrmann utilise le son des cuivres  bouchés et les vibrations d’un tambour pour créer une atmosphère de  menace; un motif répété sur flûte précède et suit l’entretien Thompson  Susan. 


Il  est intéressant aussi de noter que la musique n’est pas simplement  superposée à la bande sonore, mais que musique et effets sonores se  complètent mutuellement, Dans le «suicide montage» (montage de titres de  journaux relatifs à la carrière de Susan et précédant sa tentative de  suicide) un motif musical rythmique est combiné à des pistes sonores  superposées de la voix de Susan pour créer un effet d’hystérie croissante.


Lors  du réenregistrement de la musique sur la bande sonore, une autre  convention de Hollywood a été basculée : «Trop souvent à Hollywood, le  compositeur n’a rien à dire sur ce procédé technique; le résultat en est  que certaines des meilleures musiques de films sont souvent assourdies à  des niveaux presqu’inaudibles. Welles et moi sentions qu’une musique  projetée comme arrière-plan atmosphérique devait être écrite  originalement à cette fin, et non être baissée dans le studio de  synchronisation. En d’autres mots, la dynamique de la musique dans le  film devrait être projetée à l’avance, de manière à ce que la  synchronisation finale ne soit qu’un simple procédé de transfert. Avec  ses intentions nous passions deux semaines entières dans le studio de  synchronisation, et la musique fut souvent réenregistrée – sous notre  supervision – six à sept fois avant que le niveau dynamique correct ne  fut atteint. Le résultat est une projection exacte des idées originales  dans la musique.» (2) 


La  collaboration entre Herrmann et Welles était absolument unique à  Hollywood. La plupart du temps, le compositeur collaborait avec le  producteur (et souvent par l’intermédiaire du directeur musical). En  plus, une idée reçue favorisée par les conditions pratiques des grands  studios voulait qu’une musique de film soit écrite dans un style  romantique et pour un orchestre symphonique, également hérité de la tradition romantique.


Herrmann  bouleversa toutes ces règles; sa collaboration étroite avec Welles lui  permettait d’écrire une partition tout à fait originale, qui rompait  avec presque tout ce qui avait été écrit à Hollywood dans les années précédentes.


La  musique de CITIZEN KANE, nous l’avons vu, constitue une véritable  anthologie de ce que peut (et doit être la musique de film; non pas un  commentaire musical super posé au plan visuel du film, mais une partie  intégrante de la structure de l’oeuvre. Dans l’histoire du cinéma peu de  partitions musicales ont pleinement atteint cet objectif. Parmi  celles-ci la musique de CITIZEN KANE occupe une place de choix.


Notes

 

  1. Ted  Gilling, The Colour of the Music (Interview avec Bernard Herrmann),  dans: SIGHT AND SOUND Vol.41 No.1 (Hiver 1971/72), p.36 et 38
  2. Bernard Herrmann, Score for a Film, dans: NEW YORK TIMES du 25.5.1941
  3. Roy  A. Fowler, Orson Welles: A First Biograph Londres 1946. Partiellement  réédité dans : Ronald Gottesman, Focus on ‘Citizen Kane’, Englewood  Cliffs N.J. 1971, p.91
  4. Orson Welles, cité par Roy A. Fowler, op. cit., p.92
  5. Christopher Palmer, ‘Citizen Kane’, RCA ARL1-0707
  6. Charles Higham, The Films of Orson Welles, Berkeley Cal. 1970, p. 15


by Quentin Billard 30 May 2024
INTRADA RECORDS Time: 29/40 - Tracks: 15 _____________________________________________________________________________ Polar mineur à petit budget datant de 1959 et réalisé par Irving Lerner, « City of Fear » met en scène Vince Edwards dans le rôle de Vince Ryker, un détenu qui s’est évadé de prison avec un complice en emportant avec lui un conteneur cylindrique, croyant contenir de l’héroïne. Mais ce que Vince ignore, c’est que le conteneur contient en réalité du cobalt-60, un matériau radioactif extrêmement dangereux, capable de raser une ville entière. Ryker se réfugie alors dans une chambre d’hôtel à Los Angeles et retrouve à l’occasion sa fiancée, tandis que le détenu est traqué par la police, qui va tout faire pour retrouver Ryker et intercepter le produit radioactif avant qu’il ne soit trop tard. Le scénario du film reste donc très convenu et rappelle certains polars de l’époque (on pense par exemple à « Panic in the Streets » d’Elia Kazan en 1950, sur un scénario assez similaire), mais l’arrivée d’une intrigue en rapport avec la menace de la radioactivité est assez nouvelle pour l’époque et inspirera d’autres polars par la suite (cf. « The Satan Bug » de John Sturges en 1965). Le film repose sur un montage sobre et un rythme assez lent, chose curieuse pour une histoire de course contre la montre et de traque policière. A vrai dire, le manque de rythme et l’allure modérée des péripéties empêchent le film de décoller vraiment : Vince Edwards se voit confier ici un rôle solide, avec un personnage principal dont la santé ne cessera de se dégrader tout au long du film, subissant la radioactivité mortelle de son conteneur qu’il croit contenir de l’héroïne. Autour de lui, quelques personnages secondaires sans grand relief et toute une armada de policiers sérieux et stressés, bien déterminés à retrouver l’évadé et à récupérer le cobalt-60. Malgré l’interprétation convaincante de Vince Edwards (connu pour son rôle dans « Murder by Contract ») et quelques décors urbains réussis – le tout servi par une atmosphère de paranoïa typique du cinéma américain en pleine guerre froide - « City of Fear » déçoit par son manque de moyen et d’ambition, et échoue finalement à susciter le moindre suspense ou la moindre tension : la faute à une mise en scène réaliste, ultra sobre mais sans grande conviction, impersonnelle et peu convaincante, un comble pour un polar de ce genre qui tente de suivre la mode des films noirs américains de l’époque, mais sans réelle passion. Voilà donc une série-B poussiéreuse qui semble être très rapidement tombée dans l’oubli, si l’on excepte une récente réédition dans un coffret DVD consacré aux films noirs des années 50 produits par Columbia Pictures. Le jeune Jerry Goldsmith signa avec « City of Fear » sa deuxième partition musicale pour un long-métrage hollywoodien en 1959, après le western « Black Patch » en 1957. Le jeune musicien, alors âgé de 30 ans, avait à son actif toute une série de partitions écrites pour la télévision, et plus particulièrement pour la CBS, avec laquelle il travailla pendant plusieurs années. Si « City of Fear » fait indiscutablement partie des oeuvres de jeunesse oubliées du maestro, cela n’en demeure pas moins une étape importante dans la jeune carrière du compositeur à la fin des années 50 : le film d’Irving Lerner lui permit de s’attaquer pour la première fois au genre du thriller/polar au cinéma, genre dans lequel il deviendra une référence incontournable pour les décennies à venir. Pour Jerry Goldsmith, le challenge était double sur « City of Fear » : il fallait à la fois évoquer le suspense haletant du film sous la forme d’un compte à rebours, tout en évoquant la menace constante du cobalt-60, véritable anti-héros du film qui devient quasiment une sorte de personnage à part entière – tout en étant associé à Vince Edwards tout au long du récit. Pour Goldsmith, un premier choix s’imposa : celui de l’orchestration. Habitué à travailler pour la CBS avec des formations réduites, le maestro fit appel à un orchestre sans violons ni altos, mais avec tout un pupitre de percussions assez éclectique : xylophone, piano, marimba, harpe, cloches, vibraphone, timbales, caisse claire, glockenspiel, bongos, etc. Le pupitre des cuivres reste aussi très présent et assez imposant, tout comme celui des bois. Les cordes se résument finalement aux registres les plus graves, à travers l’utilisation quasi exclusive des violoncelles et des contrebasses. Dès les premières notes de la musique (« Get Away/Main Title »), Goldsmith établit sans équivoque une sombre atmosphère de poursuite et de danger, à travers une musique agitée, tendue et mouvementée. Alors que l’on aperçoit Ryker et son complice en train de s’échapper à toute vitesse en voiture, Goldsmith introduit une figure rythmique ascendante des cuivres, sur fond de rythmes complexes évoquant tout aussi bien Stravinsky que Bartok – deux influences majeures chez le maestro américain. On notera ici l’utilisation caractéristique du xylophone et des bongos, deux instruments qui seront très présents tout au long du score de « City of Fear », tandis que le piano renforce la tension par ses ponctuations de notes graves sur fond d’harmonies menaçantes des bois et des cuivres : une mélodie se dessine alors lentement au piccolo et au glockenspiel, et qui deviendra très rapidement le thème principal du score, thème empreint d’un certain mystère, tout en annonçant la menace à venir. C’est à partir de « Road Block » que Goldsmith introduit les sonorités associées dans le film à Ryker : on retrouve ici le jeu particulier des percussions (notes rapides de xylophone, ponctuation de piano/timbales) tandis qu’une trompette soliste fait ici son apparition, instrument rattaché dans le film à Ryker. La trompette revient dans « Motel », dans lequel les bongos créent ici un sentiment d’urgence sur fond de ponctuations de trombones et de timbales. Le morceau reflète parfaitement l’ambiance de paranoïa et de tension psychologique du film, tandis que les harmonies sombres du début sont reprises dans « The Facts », pour évoquer la menace du cobalt-60. Ce morceau permet alors à Jerry Goldsmith de développer les sonorités associées à la substance toxique dans le film (un peu comme il le fera quelques années plus tard dans le film « The Satan Bug » en 1965), par le biais de ponctuations de trompettes en sourdine, de percussion métallique et d’un raclement de guiro, évoquant judicieusement le contenant métallique du cobalt-60, que transporte Ryker tout au long du film (croyant à tort qu’il contient de la drogue). « Montage #1 » est quand à lui un premier morceau-clé de la partition de « City of Fear », car le morceau introduit les sonorités associées aux policiers qui traquent le fugitif tout au long du film. Goldsmith met ici l’accent sur un ostinato quasi guerrier de timbales agressives sur fond de cuivres en sourdine, de bois aigus et de caisse claire quasi martial : le morceau possède d’ailleurs un côté militaire assez impressionnant, évoquant les forces policières et l’urgence de la situation : stopper le fugitif à tout prix. Le réalisateur offre même une séquence de montage illustrant les préparatifs de la police pour le début de la course poursuite dans toute la ville, ce qui permet au maestro de s’exprimer pleinement en musique avec « Montage #1 ». Plus particulier, « Tennis Shoes » introduit du jazz traditionnel pour le côté « polar » du film (à noter que le pianiste du score n’est autre que le jeune John Williams !). Le morceau est associé dans le film au personnage de Pete Hallon (Sherwood Price), le gangster complice de Ryker que ce dernier finira par assassiner à la suite de plusieurs maladresses. Le motif jazzy d’Hallon revient ensuite dans « The Shoes » et « Montage #2 », qui reprend le même sentiment d’urgence que la première séquence de montage policier, avec le retour ici du motif descendant rapide de 7 notes qui introduisait le film au tout début de « Get Away/Main Title ». La mélodie principale de piccolo sur fond d’harmonies sombres de bois reviennent enfin dans « You Can’t Stay », rappelant encore une fois la menace du cobalt-60, avec une opposition étonnante ici entre le registre très aigu de la mélodie et l’extrême grave des harmonies, un élément qui renforce davantage la tension dans la musique du film. Le morceau développe ensuite le thème principal pour les dernières secondes du morceau, reprenant une bonne partie du « Main Title ». La tension monte ensuite d’un cran dans le sombre et agité « Taxicab », reprenant les ponctuations métalliques et agressives associées au cobalt-60 (avec son effet particulier du raclement de guiro cubain), tout comme le sombre « Waiting » ou l’oppressant « Search » et son écriture torturée de cordes évoquant la dégradation physique et mentale de Ryker, contaminé par le cobalt-60. « Search » permet au compositeur de mélanger les sonorités métalliques de la substance toxique, la trompette « polar » de Ryker et les harmonies sombres et torturées du « Main Title », aboutissant aux rythmes de bongos/xylophone syncopés complexes de « Track Down » et au climax brutal de « End of the Road » avec sa série de notes staccatos complexes de trompettes et contrebasses. La tension orchestrale de « End of the Road » aboutit finalement à la coda agressive de « Finale », dans lequel Goldsmith résume ses principales idées sonores/thématiques/instrumentales de sa partition en moins de 2 minutes pour la conclusion du film – on retrouve ainsi le motif descendant du « Main Title », le thème principal, le motif métallique et le raclement de guiro du cobalt-60 – un final somme toute assez sombre et élégiaque, typique de Goldsmith. Vous l’aurez certainement compris, « City of Fear » possède déjà les principaux atouts du style Jerry Goldsmith, bien plus reconnaissable ici que dans son premier essai de 1957, « Black Patch ». La musique de « City of Fear » reste d'ailleurs le meilleur élément du long-métrage un peu pauvre d'Irving Lerner : aux images sèches et peu inspirantes du film, Goldsmith répond par une musique sombre, complexe, virile, nerveuse et oppressante. Le musicien met en avant tout au long du film d’Irving Lerner une instrumentation personnelle, mélangeant les influences du XXe siècle (Stravinsky, Bartok, etc.) avec une inventivité et une modernité déconcertante - on est déjà en plein dans le style suspense du Goldsmith des années 60/70. Goldsmith fit partie à cette époque d’une nouvelle génération de musiciens qui apportèrent un point de vue différent et rafraîchissant à la musique de film hollywoodienne (Bernard Herrmann ayant déjà ouvert la voie à cette nouvelle conception) : là où un Steiner ou un Newman aurait proposé une musique purement jazzy ou même inspirée du Romantisme allemand, Goldsmith ira davantage vers la musique extra européenne tout en bousculant l’orchestre hollywoodien traditionnel et en s’affranchissant des figures rythmiques classiques, mélodiques et harmoniques du Golden Age hollywoodien. Sans être un chef-d’oeuvre dans son genre, « City of Fear » reste malgré tout un premier score majeur dans les musiques de jeunesse de Jerry Goldsmith : cette partition, pas si anecdotique qu’elle en a l’air au premier abord, servira de pont vers de futures partitions telles que « The Prize » et surtout « The Satan Bug ». « City of Fear » permit ainsi à Goldsmith de concrétiser ses idées qu’il développa tout au long de ses années à la CBS, et les amplifia sur le film d’Iriving Lerner à l’échelle cinématographique, annonçant déjà certaines de ses futures grandes musiques d’action/suspense pour les décennies à venir – les recettes du style Goldsmith sont déjà là : rythmes syncopés complexes, orchestrations inventives, développements thématiques riches, travail passionné sur la relation image/musique, etc. Voilà donc une musique rare et un peu oubliée du maestro californien, à redécouvrir rapidement grâce à l’excellente édition CD publiée par Intrada, qui contient l’intégralité des 29 minutes écrites par Goldsmith pour « City of Fear », le tout servi par un son tout à fait honorable pour un enregistrement de 1959 ! 
by Quentin Billard 24 May 2024
Essential scores - Jerry Goldsmith
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