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King Kong

Jean-Louis Scheffen

Parmi les grands mythes originaux que le cinéma a produits, il convient de placer KING KONG au premier rang. Bien que l'histoire s'inspire de «La Belle et la Bête» le personnage même du gorille géant est une création du vingtième siècle contrairement à Frankenstein ou Dracula. Comme tous les films mythiques, KING KONG a donné lieu à des dizaines d'interprétations différentes : économiques, politiques, sociologiques, philosophiques ou psychologiques.

 

Et comme tous les films à succès KING KONG a entraîné une avalanche de suites, d'imitations et de remakes. Mais ni SON OF KONG ou MIGHTY JOE YOUNG ni GODZILLA n'ont pu exercer cette fascination. Le remake de 1976 prouve encore combien il est vain de vouloir imiter un tel film. Comme si quelqu'un essayait de refaire la Joconde ! Cette comparaison, qui peut paraître outrancière, montre néanmoins le fond du problème : ce film a une âme qui résiste à toute analyse et qui ne se laisse pas recréer. Dans cet article, nous ne pouvons analyser qu'un des éléments de KING KONG parmi les plus importants la musique de Max Steiner.

Le film

KING KONG est essentiellement l'œuvre de Merian C. Cooper, l'une des personnalités les plus extraordinaires du cinéma américain. Avant KING KONG COOPER s'était déjà distingué par deux documentaires, GRASS et CHANG, réalisés en collaboration avec Ernest B. Schoedsack.

 

L'histoire originale avait été conçue par Cooper et l'écrivain anglais Edgar Wallace, qui mourut lors de son travail sur le film. Le scénario fut élaboré par James Creelman et Ruth Rose : le film fut produit et dirigé par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack.

 

Les effets spéciaux étaient l'œuvre de Willis O’Brien. Le procédé d'animation des «monstres» était simple mais efficace : de petites maquettes dotées d'articulations métalliques étaient placées sur une table ; chaque phase de leurs "mouvements" était photographiée séparément, de façon à donner l'illusion d'un mouvement continu lors de la projection à vitesse normale. Ces maquettes étaient intégrées ensemble avec les personnages réels dans une jungle expressionniste qui n'a pas son égal dans l'histoire du cinéma. Le décor est en fait un des éléments essentiels du film.

 

Le tournage durait 18 mois. D'après Merian C. Cooper le film aurait coûté 430.000 dollars. Lorsqu'il fut présenté à New York, il fit gagner 89.931 dollars en quatre jours à la RKO, qui s'était déjà trouvée au bord de la faillite. (1)

La musique

 

En 1933 Max Steiner était le chef du département musical de la RKO. De 1929 à 1933, il avait arrangé et composé la musique de plus de cinquante films. Le plus souvent, son travail se limitait à composer de courtes pièces pour le générique et la fin du film, ce n'est qu'avec SYMPHONY OF SIX MILLION que Steiner réussissa à démontrer la valeur dramatique que la musique peut prendre dans un film. C'était en 1931. En 1932 Steiner composa la musique de BIRD OF PARADISE et THE MOST DANGEROUS GAME. Mais c'est avec KING KONG que Max Steiner commença un nouveau chapitre de l'histoire de la musique de film. La musique était désormais un élément vital du film ; personne ne demandait : «Mais d'où vient cette musique ?», comme l'avaient craint les producteurs au début des années trente.

 

Steiner raconte que, lors du montage de KING KONG, le président de la RKO B. B. Kahane lui fit part de ses doutes concernant le succès commercial du film. Il lui recommanda d'utiliser des bandes disponibles dans la librairie musicale du studio, afin de ne pas faire augmenter encore plus le budget du film. Steiner, horrifié par cette idée, reçut de l'aide de Merian C. COOPER, qui sentait probablement lui-même que quelque chose manquait à son film. Il pria le compositeur de faire de son mieux et de ne pas se soucier du budget ; c'est lui, Cooper, qui payerait l'orchestre et subviendrait à toutes les autres charges. À la fin, le budget musical s'élevait à 50.000 dollars, une somme prodigieuse en 1933.

 

Steiner commença la partition le 9 décembre 1932 et la compléta huit semaines plus tard. (2) L'orchestration fut élaborée par Bernard Kaun. Max Steiner lui-même dirigea l'enregistrement de sa musique.

 

Une opinion courante veut que Steiner ait utilisé un orchestre symphonique de 80 pièces, ce qui est peu probable. Fred Steiner, se basant sur des vérifications effectuées dans les archives de la RKO à Los Angeles, affirme que Max Steiner n'a pas utilisé plus de 46 musiciens lors de l'enregistrement de la musique. (3). En fait, les orchestres permanents des grands studios n'avaient presque jamais les dimensions d'un orchestre dit «symphonique» (80 pièces environ). Au début des années '30, un orchestre de 46 musiciens semblait absolument prodigieux !

 

Après l'enregistrement de la partition, les effets sonores furent adaptés à la musique, afin de rendre la bande sonore plus efficace. (4)

 

Des extraits de la bande originale furent réutilisés dans un certain nombre de films RKO : SON OF KONG, THE LAST DAYS OF POMPEII et plusieurs autres, Steiner lui-même reprit certains extraits de sa partition dans A STOLEN LIFE, WHITE HEAT, DISTANT DRUMS et SO BIG.

 

Sur les 104 minutes que dure le film (la version complète étant rarement montrée en Europe) il y a environ 75 minutes de musique. La partition accompagne donc à peu près 3/4 du film.

Commentaire de la partition

La musique de KING KONG se fonde essentiellement sur l'emploi de leitmotivs. Le leitmotiv est un bref thème musical associé à un ou plusieurs personnages, un lieu géographique ou bien une idée abstraite. Il doit pouvoir s'adapter aux différentes situations de l'histoire, tout en restant parfaitement reconnaissable. Dans KING KONG Max Steiner, utilise plusieurs motifs, qui répondent à cette définition.

 

1) Le thème de Kong : Le thème principal du film est un exemple parfait de leitmotiv. Il est extrêmement court et facilement discernable. Trois notes chromatiques suggèrent la force énorme de Kong et la peur qu'il inspire.

Malgré sa simplicité, ce thème peut être varié de manière à exprimer des sentiments tout à fait opposés. Il caractérise d'abord la force du gorille géant (lors de son apparition et de ses victoires sur les autres monstres), sa majestuosité voulant signifier que Kong est vraiment un «roi» dans son île. Le thème souligne aussi la colère de Kong lorsqu'on lui a arraché Ann (Kong enfonçant le portail gigantesque ou se libérant de ses chaînes).

 

Dans la dernière partie du film, il acquiert une dimension dramatique nouvelle. Lorsque Kong grimpe sur l'Empire State Building, son thème, joué sombrement par les cuivres, semble indiquer sa fin tragique. Touché mortellement par les avions, Kong prend Ann une dernière fois dans sa main géante. Nous entendons une variation déchirante de son thème ; lorsque Kong tombe, la musique semble se dissoudre littéralement. Le spectateur en arrive presque à éprouver de la sympathie pour le monstre, une idée que les images seules n'auraient pu communiquer.

 

2) Le thème de Ann Darrow : L'héroïne du film est caractérisée par un thème qui a nettement le caractère d'une valse viennoise.

Dans sa forme originale le thème est surtout utilisé lorsque Ann se trouve en compagnie de Jack Driscoll ou des autres membres de l'expédition. En fait, il sert aussi comme thème d'amour pour Ann et Jack (scène sur le bateau).

 

À ce sujet, il est intéressant de noter que Steiner n'utilise aucun motif particulier pour Jack Driscoll, ce qui est tout à fait conforme aux intentions du scénario.

 

Une version chromatique du thème de Ann apparaît dans la scène du sacrifice. On remarquera que les trois premières notes correspondent à celles qui forment le thème de Kong ce qui n'est probablement guère un hasard.

Par la suite, il suggère la peur qu'inspirent Kong et les autres monstres à la jeune fille. Ce thème caractérise aussi l'amour qu'éprouve Kong pour Ann. Dans la scène finale, ou Kong prend Ann une dernière fois dans sa main, la musique ne souligne pas l'horreur de la situation, mais plutôt la tragédie de cet amour impossible. La musique aide, ainsi à expliquer la phrase finale du film : «It was Beauty that killed the Beast !».

 

3) Un troisième 'leitmotiv' important est associé au courage et à l'audace des membres de l'expédition. Il apparaît chaque fois que les hommes sont menacés par les dangers de l'île, pour symboliser leur volonté de continuer et de sauver Ann en dépit de tous les obstacles.

Ce thème est associé plus particulièrement à Jack Driscoll lors de ses efforts pour sauver Ann. Dans la première partie du film, il est souvent présenté de manière telle à suggérer l'impuissance des hommes devant les monstres gigantesques de l'île. Dans la scène où Jack essaie de blesser Kong avec son couteau, Steiner paraphrase le motif du courage avec chaque coup de couteau comme pour montrer la vanité de cette entreprise. À part ces trois thèmes principaux. Steiner utilise encore un certain nombre de motifs secondaires, présentés ici dans leur ordre d'apparence.

 

1) L'île est caractérisée par un thème à la fois majestueux et sinistre, constitué par une suite de notes ascendantes touées par les trombones. La musique aide à créer immédiatement une atmosphère de tension et de menace invisible, lorsque le bateau s'approche de l'île. Ce motif est utilisé aussi lors de l'enlèvement de Ann et lors de la scène du sacrifice pour suggérer les menaces venant de cet endroit de cauchemar.

 

2) Les aborigènes sont représentés par un bref thème répétitif qui apparaît surtout dans la scène du sacrifice pour accentuer la sauvagerie et le fanatisme des indigènes. Ce thème réapparaît brièvement dans la scène où Kong enfonce le portail gigantesque et se met à détruire le village.

 

3) Lorsque Denham, Driscoll et les matelots entrent dans le village (après l'enlèvement de Ann), un thème agité représente l'affolement des hommes confrontés à l'horreur de la situation. Dans la scène du radeau, Steiner réutilise ce motif pour souligner la peur qui se saisit des hommes poursuivis par un énorme brontosaure. Il apparaît une dernière fois après que Ann a été enlevée par Kong dans sa chambre d'hôtel à New York, pour souligner la consternation de Driscoll et de Denham et la panique qui se saisit d'eux.

 

4) Une marche mystériouso paraphrase l'avance prudente des hommes à travers la jungle et suggère les dangers qui les guettent ; dans la scène du brontosaure, ce thème, transformé totalement, accompagne la fuite paniquée des hommes devant le monstre gigantesque. Il représente aussi l'attente angoissée des hommes restés dans le village. Bien que ce motif soit essentiellement lié à l'expédition pour suivant Kong dans la jungle, il réapparaît dans les scènes à New York, tout comme le thème précédent, pour souligner le fait que le cauchemar se répète.

 

La partition de Max Steiner est basée principalement sur l'utilisation de ces 'leitmotivs'. Les plus importants sont le thème de Kong et celui de Ann, qui sont d'ailleurs souvent juxtaposés. Après avoir analysé les différents thèmes, on doit nécessairement se poser une question : comment la musique fonctionne-t-elle par rapport aux images ? Et à un niveau plus général : quelle est la fonction de la musique dans un film fantastique ?

 

En simplifiant, on peut dire que plus que dans un autre genre de films, la musique fonctionne au niveau du subconscient. Son rôle est d'abattre la résistance du spectateur à tout ce qui est surnaturel, en intensifiant l'impact Immédiat des images. La musique force le spectateur à jouer le jeu, à croire ce qui est incroyable.

 

La partition de Steiner constitue en fait un des principaux supports du film. La musique n'est pas greffée sur les Images, mais elle naît naturellement du rythme et de l'atmosphère du film. Ceci explique que la plupart des spectateurs ne se rendent pas compte de la musique quand ils voient KING KONG ; images et musique forment un tout indissociable.

 

À ce sujet, il est intéressant de noter que la partition n'accompagne pas le film de bout en bout, comme on le croit parfois. Steiner avait suggéré de laisser les séquences "réalistes" à New York et sur le bateau sans musique. Ce n'est qu'après vingt minutes que la musique est introduite dans la scène où le bateau, perdu dans la brume, s'approche de l'ile. Le spectateur a l'impression d'un voyage dans l'espace et dans le temps, d'une transition entre le monde réel et le monde du rêve. De là, la musique accompagne presque tout le film plongeant le spectateur dans un long crescendo d'horreur.

 

Souvent, la partition a aussi un rôle explicatif. Souvent, la partition a aussi un rôle explicatif. Elle constitue une interprétation des événements suivant l'idée principale du film : "La Belle et la Bête", idée qui n'apparaît pas à travers les images seules (bien qu'elle soit parfois évoquée par Carl Denham).

Cette utilisation de la musique caractérise surtout la fin du film. Ainsi dans la scène où Kong grimpe la façade d'un bâtiment et enlève une femme dans sa chambre. L'emploi du thème de Kong aurait été évident pour suggérer l'horreur de la scène. Mais Steiner utilise une variation chromatique du thème de Ann, qui suggère la colère et la déception de Kong lorsqu'il voit que ce n'est pas Ann qu'il tient et qu'il laisse tomber la femme. Et quand Kong, blessé mortellement par les avions, prend Ann une dernière fois dans sa main, la musique ne représente pas la peur de la jeune fille ; mais une variation déchirante du thème de Ann suggère l'amour et le désespoir du gorille géant. Lorsque la foule curieuse se rassemble autour du cadavre de Kong. Steiner unit une dernière fois son thème à celui de Ann.

​​Importance


Comparée à la musique de films fantastiques plus récents. La partition de Max Steiner est moins un élément d'atmosphère que de rythmes. KING KONG est certainement une des partitions les plus modernistes de son compositeur. Par ses qualités rythmiques, elle fait penser au "SACRE DU PRINTEMPS" de STRAVINSKY, tandis que par l'orchestration, elle se rapproche plutôt de Richard STRAUSS et de Gustav Mahler (respectivement le parrain et le professeur de Max STEINER). C'est partiellement grâce à "KING KONG" et à Max Steiner que le style symphonique et l'utilisation de 'leitmotivs' réussissaient à s'imposer dans la musique de film hollywoodienne.
 
Pour comprendre l'importance de la partition de Max Steiner, il convient de la placer dans son contexte historique. Ray Bradbury écrit à ce sujet : "Il m'est difficile de croire, comme le font certains, que sans Steiner KING KONG aurait été un micmac ridicule. Mais il est évident que si vous enleviez la musique de Max STEINER et y substitutiez le traitement habituel du début des années trente, consistant en un tambour, deux flûtes et quatre violons, vous pourriez en faire la comédie du siècle." (5)

 

L'âme de Kong, ne serait-ce donc pas la musique de Max Steiner ?


Notes:

 
(1) John W. Morgan, Liner Notes, "King Kong" (Entr'acte ERS-6504)
(2) id.

(3) Fred Steiner, Liner Notes, "King Kong" (Entr'acte)
(4) John W. Morgan, 1d..
(5) Ray Bradbury, Steiner Out of Kong by Cooper, "King Kong" (United Artists UALA-373-G)

by Quentin Billard 30 May 2024
INTRADA RECORDS Time: 29/40 - Tracks: 15 _____________________________________________________________________________ Polar mineur à petit budget datant de 1959 et réalisé par Irving Lerner, « City of Fear » met en scène Vince Edwards dans le rôle de Vince Ryker, un détenu qui s’est évadé de prison avec un complice en emportant avec lui un conteneur cylindrique, croyant contenir de l’héroïne. Mais ce que Vince ignore, c’est que le conteneur contient en réalité du cobalt-60, un matériau radioactif extrêmement dangereux, capable de raser une ville entière. Ryker se réfugie alors dans une chambre d’hôtel à Los Angeles et retrouve à l’occasion sa fiancée, tandis que le détenu est traqué par la police, qui va tout faire pour retrouver Ryker et intercepter le produit radioactif avant qu’il ne soit trop tard. Le scénario du film reste donc très convenu et rappelle certains polars de l’époque (on pense par exemple à « Panic in the Streets » d’Elia Kazan en 1950, sur un scénario assez similaire), mais l’arrivée d’une intrigue en rapport avec la menace de la radioactivité est assez nouvelle pour l’époque et inspirera d’autres polars par la suite (cf. « The Satan Bug » de John Sturges en 1965). Le film repose sur un montage sobre et un rythme assez lent, chose curieuse pour une histoire de course contre la montre et de traque policière. A vrai dire, le manque de rythme et l’allure modérée des péripéties empêchent le film de décoller vraiment : Vince Edwards se voit confier ici un rôle solide, avec un personnage principal dont la santé ne cessera de se dégrader tout au long du film, subissant la radioactivité mortelle de son conteneur qu’il croit contenir de l’héroïne. Autour de lui, quelques personnages secondaires sans grand relief et toute une armada de policiers sérieux et stressés, bien déterminés à retrouver l’évadé et à récupérer le cobalt-60. Malgré l’interprétation convaincante de Vince Edwards (connu pour son rôle dans « Murder by Contract ») et quelques décors urbains réussis – le tout servi par une atmosphère de paranoïa typique du cinéma américain en pleine guerre froide - « City of Fear » déçoit par son manque de moyen et d’ambition, et échoue finalement à susciter le moindre suspense ou la moindre tension : la faute à une mise en scène réaliste, ultra sobre mais sans grande conviction, impersonnelle et peu convaincante, un comble pour un polar de ce genre qui tente de suivre la mode des films noirs américains de l’époque, mais sans réelle passion. Voilà donc une série-B poussiéreuse qui semble être très rapidement tombée dans l’oubli, si l’on excepte une récente réédition dans un coffret DVD consacré aux films noirs des années 50 produits par Columbia Pictures. Le jeune Jerry Goldsmith signa avec « City of Fear » sa deuxième partition musicale pour un long-métrage hollywoodien en 1959, après le western « Black Patch » en 1957. Le jeune musicien, alors âgé de 30 ans, avait à son actif toute une série de partitions écrites pour la télévision, et plus particulièrement pour la CBS, avec laquelle il travailla pendant plusieurs années. Si « City of Fear » fait indiscutablement partie des oeuvres de jeunesse oubliées du maestro, cela n’en demeure pas moins une étape importante dans la jeune carrière du compositeur à la fin des années 50 : le film d’Irving Lerner lui permit de s’attaquer pour la première fois au genre du thriller/polar au cinéma, genre dans lequel il deviendra une référence incontournable pour les décennies à venir. Pour Jerry Goldsmith, le challenge était double sur « City of Fear » : il fallait à la fois évoquer le suspense haletant du film sous la forme d’un compte à rebours, tout en évoquant la menace constante du cobalt-60, véritable anti-héros du film qui devient quasiment une sorte de personnage à part entière – tout en étant associé à Vince Edwards tout au long du récit. Pour Goldsmith, un premier choix s’imposa : celui de l’orchestration. Habitué à travailler pour la CBS avec des formations réduites, le maestro fit appel à un orchestre sans violons ni altos, mais avec tout un pupitre de percussions assez éclectique : xylophone, piano, marimba, harpe, cloches, vibraphone, timbales, caisse claire, glockenspiel, bongos, etc. Le pupitre des cuivres reste aussi très présent et assez imposant, tout comme celui des bois. Les cordes se résument finalement aux registres les plus graves, à travers l’utilisation quasi exclusive des violoncelles et des contrebasses. Dès les premières notes de la musique (« Get Away/Main Title »), Goldsmith établit sans équivoque une sombre atmosphère de poursuite et de danger, à travers une musique agitée, tendue et mouvementée. Alors que l’on aperçoit Ryker et son complice en train de s’échapper à toute vitesse en voiture, Goldsmith introduit une figure rythmique ascendante des cuivres, sur fond de rythmes complexes évoquant tout aussi bien Stravinsky que Bartok – deux influences majeures chez le maestro américain. On notera ici l’utilisation caractéristique du xylophone et des bongos, deux instruments qui seront très présents tout au long du score de « City of Fear », tandis que le piano renforce la tension par ses ponctuations de notes graves sur fond d’harmonies menaçantes des bois et des cuivres : une mélodie se dessine alors lentement au piccolo et au glockenspiel, et qui deviendra très rapidement le thème principal du score, thème empreint d’un certain mystère, tout en annonçant la menace à venir. C’est à partir de « Road Block » que Goldsmith introduit les sonorités associées dans le film à Ryker : on retrouve ici le jeu particulier des percussions (notes rapides de xylophone, ponctuation de piano/timbales) tandis qu’une trompette soliste fait ici son apparition, instrument rattaché dans le film à Ryker. La trompette revient dans « Motel », dans lequel les bongos créent ici un sentiment d’urgence sur fond de ponctuations de trombones et de timbales. Le morceau reflète parfaitement l’ambiance de paranoïa et de tension psychologique du film, tandis que les harmonies sombres du début sont reprises dans « The Facts », pour évoquer la menace du cobalt-60. Ce morceau permet alors à Jerry Goldsmith de développer les sonorités associées à la substance toxique dans le film (un peu comme il le fera quelques années plus tard dans le film « The Satan Bug » en 1965), par le biais de ponctuations de trompettes en sourdine, de percussion métallique et d’un raclement de guiro, évoquant judicieusement le contenant métallique du cobalt-60, que transporte Ryker tout au long du film (croyant à tort qu’il contient de la drogue). « Montage #1 » est quand à lui un premier morceau-clé de la partition de « City of Fear », car le morceau introduit les sonorités associées aux policiers qui traquent le fugitif tout au long du film. Goldsmith met ici l’accent sur un ostinato quasi guerrier de timbales agressives sur fond de cuivres en sourdine, de bois aigus et de caisse claire quasi martial : le morceau possède d’ailleurs un côté militaire assez impressionnant, évoquant les forces policières et l’urgence de la situation : stopper le fugitif à tout prix. Le réalisateur offre même une séquence de montage illustrant les préparatifs de la police pour le début de la course poursuite dans toute la ville, ce qui permet au maestro de s’exprimer pleinement en musique avec « Montage #1 ». Plus particulier, « Tennis Shoes » introduit du jazz traditionnel pour le côté « polar » du film (à noter que le pianiste du score n’est autre que le jeune John Williams !). Le morceau est associé dans le film au personnage de Pete Hallon (Sherwood Price), le gangster complice de Ryker que ce dernier finira par assassiner à la suite de plusieurs maladresses. Le motif jazzy d’Hallon revient ensuite dans « The Shoes » et « Montage #2 », qui reprend le même sentiment d’urgence que la première séquence de montage policier, avec le retour ici du motif descendant rapide de 7 notes qui introduisait le film au tout début de « Get Away/Main Title ». La mélodie principale de piccolo sur fond d’harmonies sombres de bois reviennent enfin dans « You Can’t Stay », rappelant encore une fois la menace du cobalt-60, avec une opposition étonnante ici entre le registre très aigu de la mélodie et l’extrême grave des harmonies, un élément qui renforce davantage la tension dans la musique du film. Le morceau développe ensuite le thème principal pour les dernières secondes du morceau, reprenant une bonne partie du « Main Title ». La tension monte ensuite d’un cran dans le sombre et agité « Taxicab », reprenant les ponctuations métalliques et agressives associées au cobalt-60 (avec son effet particulier du raclement de guiro cubain), tout comme le sombre « Waiting » ou l’oppressant « Search » et son écriture torturée de cordes évoquant la dégradation physique et mentale de Ryker, contaminé par le cobalt-60. « Search » permet au compositeur de mélanger les sonorités métalliques de la substance toxique, la trompette « polar » de Ryker et les harmonies sombres et torturées du « Main Title », aboutissant aux rythmes de bongos/xylophone syncopés complexes de « Track Down » et au climax brutal de « End of the Road » avec sa série de notes staccatos complexes de trompettes et contrebasses. La tension orchestrale de « End of the Road » aboutit finalement à la coda agressive de « Finale », dans lequel Goldsmith résume ses principales idées sonores/thématiques/instrumentales de sa partition en moins de 2 minutes pour la conclusion du film – on retrouve ainsi le motif descendant du « Main Title », le thème principal, le motif métallique et le raclement de guiro du cobalt-60 – un final somme toute assez sombre et élégiaque, typique de Goldsmith. Vous l’aurez certainement compris, « City of Fear » possède déjà les principaux atouts du style Jerry Goldsmith, bien plus reconnaissable ici que dans son premier essai de 1957, « Black Patch ». La musique de « City of Fear » reste d'ailleurs le meilleur élément du long-métrage un peu pauvre d'Irving Lerner : aux images sèches et peu inspirantes du film, Goldsmith répond par une musique sombre, complexe, virile, nerveuse et oppressante. Le musicien met en avant tout au long du film d’Irving Lerner une instrumentation personnelle, mélangeant les influences du XXe siècle (Stravinsky, Bartok, etc.) avec une inventivité et une modernité déconcertante - on est déjà en plein dans le style suspense du Goldsmith des années 60/70. Goldsmith fit partie à cette époque d’une nouvelle génération de musiciens qui apportèrent un point de vue différent et rafraîchissant à la musique de film hollywoodienne (Bernard Herrmann ayant déjà ouvert la voie à cette nouvelle conception) : là où un Steiner ou un Newman aurait proposé une musique purement jazzy ou même inspirée du Romantisme allemand, Goldsmith ira davantage vers la musique extra européenne tout en bousculant l’orchestre hollywoodien traditionnel et en s’affranchissant des figures rythmiques classiques, mélodiques et harmoniques du Golden Age hollywoodien. Sans être un chef-d’oeuvre dans son genre, « City of Fear » reste malgré tout un premier score majeur dans les musiques de jeunesse de Jerry Goldsmith : cette partition, pas si anecdotique qu’elle en a l’air au premier abord, servira de pont vers de futures partitions telles que « The Prize » et surtout « The Satan Bug ». « City of Fear » permit ainsi à Goldsmith de concrétiser ses idées qu’il développa tout au long de ses années à la CBS, et les amplifia sur le film d’Iriving Lerner à l’échelle cinématographique, annonçant déjà certaines de ses futures grandes musiques d’action/suspense pour les décennies à venir – les recettes du style Goldsmith sont déjà là : rythmes syncopés complexes, orchestrations inventives, développements thématiques riches, travail passionné sur la relation image/musique, etc. Voilà donc une musique rare et un peu oubliée du maestro californien, à redécouvrir rapidement grâce à l’excellente édition CD publiée par Intrada, qui contient l’intégralité des 29 minutes écrites par Goldsmith pour « City of Fear », le tout servi par un son tout à fait honorable pour un enregistrement de 1959 ! 
by Quentin Billard 24 May 2024
Essential scores - Jerry Goldsmith
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