Vertigo

Quentin Billard

'Vertigo’  (Sueurs froides) reste sans aucun doute l’un des plus grands  chef-d’œuvres d’Alfred Hitchcock, souvent cité comme un véritable  monument du genre. Et pourtant, à l’origine, la genèse du projet  s’annonçait difficile. Déçu par les échecs critiques et commerciaux de  ‘The Trouble with Harry’ (1956) et ‘The Wrong Man’ (1957), Hitchcock  avait besoin de trouver un projet à sa hauteur pour pouvoir reprendre du  poil de la bête. Hélas, le réalisateur connaissait à ce moment là de  graves ennuis de santé. Ce ne fut finalement qu’à force de ténacité (et  de nombreux scénarios rejetés) qu’Hitchcock trouva enfin l’histoire qui  lui convenait avec le scénario de Samuel A. Taylor, adapté du roman  français ‘D’entre les morts’ de Pierre Boileau et Thomas Narcejac. Le  policier John ‘Scottie’ Ferguson (James Stewart) et l’un de ses  collègues poursuivent ensemble un bandit sur les toits des immeubles de  San Francisco. Mais pendant la poursuite, Scottie trébuche et est sur le  point de tomber, entraînant involontairement par accident son collègue  qui fait une chute mortelle depuis le toit de l’immeuble. Traumatisé par  cette expérience, Scottie s’est retiré du métier de policier et s’est  reconverti dans celui de détective privé. Mais il est dorénavant sujet  au vertige qui peut le paralyser lorsqu’il grimpe seulement de quelques  mètres en hauteur. Un jour, Gavin Elster (Tom Helmore), un de ses  anciens amis, le contacte pour lui proposer un job délicat: faire suivre  sa femme Madeleine (Kim Novak), qu’il croit possédée par l’esprit de  son aïeule, une certaine Carlotta Valdes, qui aurait vécu à San  Francisco à la fin du 19ème siècle. D’abord hésitant, Scottie accepte et  prend donc sa femme en filature. Un jour, il sauve la vie de Madeleine,  qui avait tenté de se suicider en se jetant dans la baie de San  Francisco. Il finit par tomber amoureux de la jeune femme. Mais cette  passion va l’amener dans une série d’évènements dramatiques et  incontrôlables : visiblement très tourmentée, Madeleine se dit hantée  par le souvenir du clocher d’une église espagnole dans laquelle son  aïeule Carlotta aurait vécue auparavant. Malgré toute sa détermination,  Scottie ne peut réussir à la convaincre qu’elle est bien Madeleine et  non la réincarnation d’une revenante surgie d’entre les morts. Ainsi,  Madeleine finit par se rendre au clocher de l’église et met fin à ses  tourments en se jetant du sommet du clocher où elle trouve la mort. A  nouveau harassé par le vertige, Scottie ne peut rien faire pour sauver  la femme qu’il aime. Il rentre alors pour annoncer la mort tragique de  sa femme à son ami Gavin. Scottie erre dorénavant seul, peu de temps  avant de croiser la route d’une jeune femme qui ressemble étrangement à  Madeleine, et qui s’appelle Judy Barton. Obsédé par le souvenir de  Madeleine, Scottie décide de rentrer en contact avec elle et d’en savoir  un peu plus à son sujet.


Si ‘Vertigo’ a connu un succès  relativement modeste à sa sortie en salle en 1958, il reste largement  considéré aujourd’hui comme l’un des sommets du 7ème art, un monument de  l’histoire du cinéma souvent classé aux côtés du ‘Citizen Kane’ d’Orson  Welles (1941). La direction d’acteur est plus que jamais au top avec un  James Stewart très convaincant dans la peau de ce flic obsédé et  tourmenté par une passion dévorante pour une jeune femme qu’il ne peut  oublier. Kim Novak joue quand à elle un personnage féminin fort et  trouble comme Hitchcock les affectionne tant (à noter qu’à l’origine, le  réalisateur avait choisi Vera Miles pour ce rôle, la comédienne n’ayant  finalement pas pu faire le film car elle venait de tomber enceinte). Le  climat psychologique et obsessionnel du film est à lui très révélateur  du talent et de la personnalité du cinéaste, qui s’éloigne de ses  thrillers habituels pour nous offrir une histoire d’amour passionné dans  laquelle se cache faux semblants et secrets inavoués. En ce sens,  ‘Vertigo’ est souvent considéré à tort comme un thriller alors qu’il est  avant tout un drame passionnel dans lequel un homme se retrouve déchiré  par une obsession dévorante pour la femme qu’il a aimé. Du coup, le  concept du vertige n’est qu’un prétexte à une montée de tension durant  certaines scènes climax du film comme la montée dans le clocher où se  suicide Madeleine – scène anthologique durant laquelle Hitchcock utilisa  un effet de zoom/recul de la caméra dans les cages d’escalier du  clocher. Ce plan célèbre révèle le ressenti intérieur du vertige de  Scottie, un trucage étonnant pour l’époque et que certains réalisateurs  reprendront par la suite. Jouant sur les filtres pour les flash-backs et  les couleurs savamment choisies, Hitchcock soigne particulièrement son  image et nous entraîne dans une énigme passionnante digne des plus  grands romans policiers. Par son mélange entre obsession, traumatisme et  romance, ‘Vertigo’ reste un aboutissement dans la carrière du grand  Alfred Hitchcock, qui sera enfin reconnu à sa juste valeur dans les  années 80, lorsque le film ressortira en salle et sera par la suite  entièrement restauré dans son format original.


‘Vertigo’ marque  en 1958 les retrouvailles entre Alfred Hitchcock et son compositeur  fétiche, Bernard Herrmann, après ‘The Trouble With Harry’ (1955), ‘The  Wrong Man’ (1956) et ‘The Man Who Knew Too Much’ (1956). Si l’on retient  souvent de cette collaboration trois partitions-clés, ‘Psycho’ (1960)  et ‘North by Northwest’ (1959) d’une part, ‘Vertigo’ fait  systématiquement parti du trio gagnant. La musique de Bernard Herrmann  fait aujourd’hui partie des grands chef-d’œuvres de la musique de film,  une musique immédiatement reconnaissable par son célèbre motif principal  en forme d’arpèges de quintes augmentées ascendantes puis descendantes  symbolisant le mystère et le suspense du film, ainsi que la phobie du  vertige qui hante le héros tout au long du film. Dès la célèbre  ouverture (‘Prelude and Rooftop’), Herrmann développe ce motif de 3  notes ascendantes puis descendantes en créant un malaise saisissant, une  ambiance parfaitement envoûtante, hypnotisante. Cordes, flûtes, harpe,  vibraphone et cuivres massifs se mélangent pour former une texture  sonore particulière, chère au compositeur. Comme à son habitude, Bernard  Herrmann aime jouer sur des orchestrations souvent particulières,  disproportionnées, inventives. Avec ce motif qui semble onduler  mystérieusement dans l’air avec un léger parfum de malaise voire  d’angoisse, le compositeur superpose des coups violents de cuivres  graves dissonants qui semblent renforcer la tension de ce motif. Puis,  très vite, un nouveau thème apparaît, joué par un orchestre plus ample  et massif et qui sera associé par la suite à l’obsession de Scottie pour  Madeleine. Herrmann confère ici à son thème un côté quasi funèbre et  tragique proprement impressionnant. En l’espace de quelques minutes, le  compositeur parvient à capter toute l’essence même du chef-d’oeuvre  d’Alfred Hitchcock eu seulement quelques notes, la partie orchestrale  massive pour la passion torturée de Scottie pour une femme qu’il  n’arrive pas à oublier, et un motif hypnotisant, noir et plus  énigmatique pour sa phobie du vertige et son obsession qui lui jouera de  nombreux tours tout au long de l’histoire (ce n’est pas pour rien si  l’on voit à l’écran une figure circulaire se mouvoir comme un tourbillon  hypnotisant, un effet psychologiquement déstabilisant et parfait pour  ouvrir le film sur une touche de mystère et d’inquiétude). La seconde  partie du morceau (‘Rooftop’) illustre quand à elle la poursuite sur les  toits d’immeuble au début du film, à grand renfort de cuivres massifs  et dissonants et de traits de cordes/bois frénétiques et agités. Il  règne dans cette partie une certaine violence orchestrale et une  noirceur typique des musiques thriller habituelles du compositeur. A  noter par exemple la façon dont Herrmann évoque la scène où le policier  tombe du toit de l’immeuble et la naissance de la phobie du vertige chez  Scottie, avec cette utilisation remarquable de clusters de cuivres  réellement impressionnante. Bref, avec cette ouverture, Bernard Herrmann  a déjà résumé l’essentiel de sa partition avant même que l’histoire ait  vraiment commencé, un morceau exceptionnel et inoubliable qui marque  l’auditeur longtemps après l’écoute.


‘Scottie Trails Madeleine’  dévoile le thème plus romantique et dramatique associé à la passion de  Scottie pour Madeleine, qu’il prend en filature au début du film. Confié  ici à des cordes, le thème sera développé tout au long du film, associé  dans un premier au mystère de Carlotta Valdes puis par la suite à  Madeleine. Mais le morceau se distingue plus particulièrement ici par  son atmosphère de mystère impressionnante, avec des cordes feutrées et  hypnotisantes, des bois sombres et même l’utilisation discrète d’un  orgue pour la scène où Madeline s'arrête devant la tombe de Carlotta. On  retrouve cette même ambiance énigmatique et sombre dans ‘Carlotta’s  Portrait’ où Herrmann maintient pendant plus d’une minute un même  ostinato de cordes entêtant avec des harmonies de cordes/bois plus  mystérieuses, le genre d’ambiance froide et psychologique comme Bernard  Herrmann les affectionne tant dans les films d’Hitchcock (et toujours  associé ici à l’énigme de Carlotta Valdes). Le thème romantique revient  dans ‘The Bay’ lorsque Scottie sauve Madeleine de la noyade dans la  séquence célèbre au bord de la baie de San Francisco. Herrmann maintient  ici aussi une certaine tension et un mystère plus prenant avec une  utilisation toujours très remarquable de ses différentes sonorités  instrumentales, que ce soit les cordes, le vibraphone mystérieux, les  bois graves (à noter ces sons particuliers de clarinette basse que  Herrmann utilise très souvent dans ses musiques lorsqu’il s’agit  d’évoquer le mystère ou le suspense), etc. L’ambiance de ‘The Bay’ est  complexe, oscillant entre une certaine douceur et un mystère, un double  sens tout à l’image de l’intrigue même du film. Enfin, ‘By The Fireside’  assoit sans équivoque la facette plus romantique du score de ‘Vertigo’  en reprenant le thème romantique dans toute sa splendeur aux cordes,  lorsque Scottie est en compagnie de Madeleine après l’avoir sauvé de la  noyade. Ceux qui ne connaissent que le Bernard Herrmann des musiques de  thriller ou de films d’aventure/science-fiction risquent fort d’être  étonnés devant la beauté savoureuse des passages romantiques du score de  ‘Vertigo’, d’une très grande qualité ici, inspiré d'ailleurs du  'Tristan & Isolde' de Richard Wagner (et dans un registre similaire,  on pourra aussi citer le très beau et passionné ‘The Beach’). ‘The  Streets’ reprend ensuite l’ostinato de cordes entêtant de ‘Carlotta’s  Portrait’ pour évoquer l’obsession grandissante de Scottie pour  Madeleine et son envie d’en savoir plus sur la jeune femme. ‘The Forest’  est lui aussi très représentatif de l’atmosphère plus psychologique et  envoûtante de la musique de ‘Vertigo’ avec ses orchestrations très  fluides et graves qui imposent un ton noir aux images du film. La  dernière partie de ‘The Forest’ nous permet même d’entendre le  compositeur expérimenter avec un mélange vibraphone/électronique des  plus étonnants afin de renforcer le malaise grandissant de Scottie pour  une femme qu’il aime mais qu’il a bien du mal à protéger d’elle-même.


La  partition atteint un premier climax avec ‘Farewell and the Tower’ pour  la scène du suicide de Madeleine dans le clocher de l’église vers le  milieu du film. Le thème romantique prend ici un envol remarquable, plus  passionné, ample et dramatique que jamais. Il traduit à l’écran le côté  désespéré de l’acte de Madeleine, bien décidé à mettre fin à ses  tourments qui ne cessent de la harceler. C’est aussi l’occasion pour le  compositeur de reprendre les sonorités hypnotisantes de ‘Prelude and  Rooftop’. Ce n’est d’ailleurs certainement pas un hasard si la scène où  Scottie monte dans les escaliers du clocher avant d’être à nouveau  immobilisé par son vertige est accompagné par des bouts de ‘Rooftop’,  qui évoquait déjà la scène du policier tombant du toit de l’immeuble au  début du film et la naissance du vertige du héros. Herrmann construit  ainsi sa partition de façon parfaitement cohérente, ne faisant jamais  rien au hasard. ‘The Past and the Girl’ résonne ensuite de façon plus  mélancolique avec le retour du thème romantique aux cordes alors que  Scottie rencontre Judy par la suite et voit en elle le souvenir de  Madeleine. Le motif mystérieux de ‘Carlotta’s Portrait’ revient au début  de ‘The Letter’, tout comme le motif de cordes frénétiques de  ‘Rooftop’. A l’instar de l’intrigue même du film d’Hitchcock, la musique  de Bernard Herrmann s’amuse à accumuler des pistes et autres indices  musicaux qui finissent par se regrouper et former un tout cohérent au  fur et à mesure que le récit se déroule et que les révélations nous sont  délivrées. Le romantisme passionné et mélancolique du savoureux  ‘Goodnight and The Park’ fait écho au raffinement extrême (et un brin  daté) de ‘Scène d’Amour’ où le thème romantique est développé par des  cordes feutrées toute en douceur. Dans ‘The Necklace/The Return and  Finale’, Herrmann nous propose une formidable conclusion regroupant les  principales idées de la partition pour un final tragique et inoubliable.  Motif de suspense et thème romantique forment désormais un tout  parfaitement cohérent durant la scène finale dans le clocher de  l’église, la boucle étant bouclée, à l’instar de la boucle que semble  former le motif du vertige du ‘Prelude’. Seule ombre au tableau : la  quasi absence du motif du vertige/obsession qui a fait la célébrité du  prélude du film, que Herrmann ne réutilise qu’une seule fois vers la fin  du film. Dommage, un motif aussi puissant aurait mérité d’être plus  présent et développé davantage dans la partition du film.


‘Vertigo’  demeure bien des décennies plus tard un chef-d’oeuvre immortel de la  musique de film. Très inspiré par son sujet, Bernard Herrmann signe une  partition symphonique à la fois romantique, envoûtante, sombre et  passionnées, dont le lyrisme torturé rappelle inévitabement le  'Liebestod' du 'Tristant & Isolde' de Richard Wagner, une partition  qui résume les sentiments divers du personnage principal, entre  obsession, passion et confusion. Rares sont les compositeurs de musique  de film de cette époque à avoir su mettre autant en avant le caractère  psychologique de l’intrigue principale à travers des notes de musique.  C’est le pari fou qu’a su relever avec panache Bernard Herrmann, nous  livrant une musique absolument indissociable de l’ambiance intense du  film d’Hitchcock, véhiculant toutes les émotions et sentiments avec une  maîtrise technique proprement ahurissante. En plus d’être un parfait  condensé du style du compositeur, la BO de ‘Vertigo’ offre aussi  quelques moments anthologiques inoubliables avec entre autre le  ‘Prelude’, ‘The Bay’ ou bien encore ‘Farewell and The Tower’ ou ‘Scène  d’Amour’, des morceaux d’une grande richesse qui ont fait le succès de  cette partition mythique de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Au final,  ‘Vertigo’ demeure un score passionnant et maîtrisé de bout en bout, un  énième chef-d’oeuvre du grand Bernard Herrmann que tout bon béophile se  doit de posséder absolument dans sa collection!

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