Marnie

Quentin Billard

« Marnie » (Pas de printemps pour Marnie) est le 49ème  long-métrage d’Alfred Hitchcock, et probablement l’un des plus grands  chef-d’oeuvres de sa filmographie des années 60. Sorti en 1964, « Marnie  » est adapté du roman éponyme de l’écrivain anglais Winston Graham  publié en 1961, transposé à l’écran par le scénariste Jay Presson Allen.  Le film suit le parcours agité de Marnie Edgar (Tippi Hedren), une  jeune femme qui vient tout juste de dérober une importante somme  d’argent à son patron avant d’être engagée comme secrétaire comptable  par Mark Rutland (Sean Connery), son nouvel employeur. Ce dernier est au  courant du vol mais préfère ne rien dire, intrigué par l’attitude et la  beauté fascinante de Marnie. Mais un jour, la jeune femme remet ça et  vole l’argent de Mark avant de s’enfuir à nouveau. Mais cette fois-ci,  son employeur découvre le vol à temps et la rattrape avant qu’elle ait  eu le temps de fuir la ville. Alors qu’il vient tout juste de commencer à  flirter avec Marnie, dont il est tombé éperdument amoureux, Mark  propose à la jeune femme de choisir entre le mariage ou la police.  Marnie n’a plus le choix : si elle ne veut pas finir ses jours en  prison, elle doit accepter le marché de Mark. Peu de temps après avoir  épousé son employeur, Marnie embarque avec Mark sur une croisière pour  leur lune de miel improvisée. C’est alors que Mark découvre les phobies  de sa jeune épouse : Marnie est traumatisée par la couleur rouge, les  orages et déteste qu’un homme la touche. Intrigué, il va essayer d’aider  la jeune femme à se souvenir de ce qui lui est arrivée lorsqu’elle  était enfant, mais les nombreux mensonges de Marnie et son attitude  torturée vont lui poser bien des problèmes. « Marnie » ne rencontra  hélas pas son public à sa sortie en 1964. On reprocha essentiellement au  film le caractère peu convaincant des effets visuels et des faux décors  peints – un hommage pourtant évident à l’expressionnisme allemand – et  notamment les décors du port et de l’immense navire au fond de la rue où  habite la mère de Marnie dans le film. Certains critiques reprochèrent  aussi une utilisation similaire de transparence et de faux décors en  arrière-fond de la fameuse scène de chasse vers la fin du film, une  séquence pourtant fortement symbolique, qui permettra ensuite à  l’héroïne interprétée par Tippi Hedren de se souvenir enfin de ce  qu’elle avait refoulé depuis sa plus tendre enfance. On retrouve dans «  Marnie » la plupart des thèmes chers à Alfred Hitchcock : les phobies  obsessionnelles (on pense d’emblée à « Vertigo »), les changements  d’identité, les allusions à la sexualité et à l’univers de la  psychanalyse – un sujet récurrent dans les films d’Hitchcock, et pour  lequel le cinéaste se passionne depuis « Spellbound » en 1945.


A  l’instar de ce long-métrage, l’intrigue de « Marnie » repose  essentiellement sur la recherche des origines de la phobie, sauf qu’ici,  le couple incarné à l’écran par Tippi Hedren et Sean Connery est à des  années lumières du couple idyllique qu’interprètent dans « Spellbound »  Ingrid Bergman et Gregory Peck. Dès lors, Hitchcock confère à « Marnie »  une atmosphère de suspense psychologique saisissante, servie par une  maîtrise absolue de la mise en scène (la couleur rouge qui envahit  l’écran lorsque Marnie est prise d’angoisse soudaine, les mouvements de  la caméra en vue subjective lors des crises phobiques, etc.).  L’interprétation ahurissante de Tippi Hedren est encore une fois la  preuve incontestable qu’Alfred Hitchcock savait diriger ses acteurs  comme personne d’autre. Quand au choix de Sean Connery pour le rôle de  Mark Rutland, il paraissait assez étonnant en 1964, l’acteur écossais  s’éloignant quelque peu du style habituel des héros masculins  d’Hitchcock, en imposant un mélange plus personnel (et moderne) de  charme et de charisme viril et un peu sec. Rappelons qu’en 1964, Sean  Connery venait tout juste de percer au cinéma dans le rôle de James Bond  en 1962, et qu’il semblait peu adapté pour l’univers d’Alfred  Hitchcock. Qu’à cela ne tienne, le cinéaste offrit à l’acteur un nouveau  rôle à sa juste valeur, à la fois intense et ambigu. Cette ambiguïté du  personnage de Mark Rutland reste de loin l’un des éléments les plus  étonnants du film d’Hitchcock, et peut être même le plus osé de tous :  comment le public pouvait-il s’identifier à un personnage qui séduit une  jeune femme et la soumet à un odieux chantage afin de la forcer à  l’épouser, pour ensuite aller jusqu’à la violer lors de la scène de la  lune de miel sur le bateau (probablement la séquence la plus osée et la  plus audacieuse de toute la carrière d’Hitchcock, et qui a d’ailleurs  été sévèrement censurée par la suite !). L’idée de cette scène de viol  fut si choquante à l’époque que le scénariste d’origine de « Marnie » se  brouilla avec le réalisateur et quitta le projet , mais pour Hitchcock,  cette scène-clé, toute aussi choquante soit-elle, était nécessaire à la  compréhension de l’intrigue et du personnage de Mark Rutland : il  s’agit d’un amour impossible uniquement motivé par une pulsion  fétichiste, un besoin irréfrénable que Mark ressent à posséder Marnie,  qui s’avère être une voleuse incapable de contrôler ses propres pulsions  cleptomanes. Dans un sens, le malaise et les troubles psychologiques de  Marnie se reflètent alors dans les obsessions de Mark. A ce sujet, la  scène où la jeune femme joue avec sarcasme au jeu de la psychanalyse  avec Mark (qu’elle appelle alors ironiquement « Freud ») est lourde de  sens, car elle résume à la fois toute l’intrigue du film et la  profondeur psychologique des deux personnages principaux. Ainsi donc, «  Marnie » reste une incroyable réussite, un thriller psychologique et  dramatique d’une intensité remarquable, un pur chef-d’oeuvre d’Alfred  Hitchcock, d’une modernité audacieuse pour l’époque !


Comme dans  la plupart de ses films, Alfred Hitchcock souhaitait que la musique  occupe une place majeure dans « Marnie ». Confiée à Bernard Herrmann –  qui retrouva à nouveau le cinéaste après « The Trouble with Harry »  (1955), « The Wrong Man » (1956), « The Man Who Knew Too Much » (1956), «  Vertigo » (1958), « North by Northwest » (1959) et « Psycho » (1960),  sans oublier la maigre participation d’Herrmann à « The Birds » en 1963,  pour lequel le compositeur ne livrera pas une musique à proprement  parler mais plutôt un assemblage de sons synthétiques assez  expérimentaux. Pour sa huitième collaboration à un film d’Hitchcock,  Bernard Herrmann livre une partition symphonique à la fois romantique,  psychologique et tourmentée pour « Marnie », d’une intensité  remarquable, et que l’on a très vite comparé au travail du compositeur  sur l’incontournable « Vertigo », que beaucoup considèrent d’ailleurs  comme le sommet absolu de la collaboration Herrmann/Hitchcock –  signalons d’ailleurs qu’Herrmann composa « Marnie » à une époque  difficile dans sa vie personnelle, puisque le compositeur était sur le  point d’affronter un divorce difficile avec son épouse, ceci expliquant  certainement l’intensité musicale et dramatique de « Marnie ». Le  compositeur a utilisé pour le film d’Hitchcock une formation orchestrale  plus conventionnelle et moins ample que celle de « Vertigo » : ainsi,  les bois sont par deux, accompagnés de quatre cors (sans trompettes ni  tuba et trombones), d’une harpe et de quelques cordes. Herrmann  reproduit pour le film d’Hitchcock le même type de formation orchestrale  qu’il avait déjà mis en place sur sa première collaboration avec  Hitchcock dans « The Trouble with Harry » (1955). Comme toujours avec le  compositeur, la partition de « Marnie » repose sur une série de thèmes  mémorables, à commencer par le thème psychologique associé aux tourments  intérieurs de Marnie, thème de notes rapides descendantes aux cordes  entendu dès le début du traditionnel « Prelude ». Ce thème agité et  sombre reviendra tout au long du film pour évoquer les angoisses de  Marnie associées aux lointains secrets de son enfance, tandis que «  Prelude » dévoile le second thème de la partition, l’inévitable thème de  Marnie associé aux émotions et aux révélations de la jeune femme dans  le film. Le « Marnie’s Theme » se distingue par ses cordes amples et  généreuses au lyrisme spectaculaire sur fond d’harmonie de cors, de bois  et d’arpèges de harpe. Cette mélodie incontournable dans la partition  de « Marnie » (et aussi incroyablement omniprésente) évoque aussi les  sentiments intérieurs et les émotions du personnage de Tippi Hedren tout  au long du récit. En ce sens, le thème de Marnie est tout aussi intense  et important que celui de l’angoisse et de la terreur psychologique. Le  troisième thème est entendu dans « The Storm » : il s’agit de  l’inévitable Love Theme associé à la romance tourmentée entre Mark et  Marnie dans le film. Le thème romantique se distingue par son caractère  passionné et lyrique entendu pour la première fois à 1:11 lors de la  scène du baiser entre Mark et Marnie. On regrettera simplement la  ressemblance plus qu’évidente du Love Theme de « Marnie » avec celui de «  Vertigo », une affiliation d’autant plus flagrante qu’on retrouve une  série de notes assez similaires entre les deux mélodies. Avec « Red  Flowers », le compositeur évoque les troubles psychologiques de la jeune  femme et son étrange phobie de la couleur rouge. Dans « Flashback I »,  Herrmann développe le thème de Marnie sous forme de cellules mélodiques  répétitives et entêtantes aux bois et aux cordes sur un rythme à trois  temps.


On retrouve ce genre de développements mélodiques dans «  The Bowl », dans lequel le thème de Marnie cohabite judicieusement avec  le thème psychologique, parfois juxtaposés et parfois même superposés  suivant les différentes situations du film. Avec « The Storm », Herrmann  nous offre un premier moment-clé dans sa partition lors de la scène de  l’orage et du premier baiser entre Mark et Marnie : c’est l’occasion  pour le compositeur de dévoiler son Love Theme sur fond de  développements agités du thème psychologique et du thème de Marnie.  L’écriture d’Herrmann reste très ample, classique, privilégiant les  cordes mais aussi les bois et les cuivres pour les moments plus sombres  et agités. Le compositeur reste fidèle ici à son goût pour un romantisme  passionné influencé des grands maîtres allemands de la fin du 19ème  siècle (Strauss, Wagner, etc.), comme le confirme le lyrisme savoureux  et élégant de « Romance » et sa très belle reprise du Love Theme et du  thème de Marnie aux cordes, sans oublier un développement plus  conséquent du thème romantique dans « The Porch » et « The Bridal Suite  », quasi exclusivement dominé par les cordes. « The Checkbook »  introduit une nouvelle idée mélodique plutôt intéressante : un motif  descendant de 5 notes de cordes en trémolos entêtant et obsédant,  auxquels répondent les bois sous la forme d’un motif secondaire  intrigant de 3 notes ascendantes. Ce double motif mystérieux et  répétitif est associé dans le film aux suspicions de Lil (Danie Baker)  quand aux secrets du couple Mark/Marnie. Les auditeurs les plus  attentifs remarqueront d’ailleurs que le mystérieux motif de la  suspicion est en réalité dérivé des premières notes du « Love Theme »,  une astuce qui permet à Herrmann de garder l’unité entre ces deux  mélodies – et qui  rappelle le secret lié au couple Mark/Marnie. Le  compositeur développe ensuite ces trois principaux thèmes dans « The  Cabin », le torturé « Love Scene » (pour la fameuse scène du viol) ou le  dramatique et désespéré « The Pool ». Mais c’est « The Hunt » qui  attirera ici notre attention. Suivant une longue tradition britannique,  Marnie participe à une chasse à cours sur le dos de son cheval Forio. Le  morceau est de loin l’un des meilleurs passages du score de Bernard  Herrmann et peut être aussi l’un des plus mémorables du film : « The  Hunt » repose sur une série d’appels de cors en tierces arpégées  ascendantes typiques des musiques de chasse à cours anglaise sur un  rythme ternaire. Le thème de Marnie vient alors se superposer sur  l’ensemble, apportant un éclairage dramatique/psychologique intense à la  scène.  En plus d’apporter un rythme intense et un sentiment d’action  et de tension, « The Hunt » est aussi une formidable démonstration de  tout le savoir-faire du compositeur et de son apport au cinéma  d’Hitchcock – « The Hunt » rappelle aussi le style d’autres grandes  musiques de chasse à cours du cinéma américain, comme celle de Jerry  Goldsmith pour « The List of Adrian Messenger » (1963) ou pour « The  Final Conflict » (1981), ou celle que composera John Corigliano en 1985  pour le film « Revolution ». Avec « Flashback II », « Blood » et «  Farewell », la partition se conclut de façon plus dramatique et  tourmentée, avant d’aboutir au final plus lyrique et optimiste de «  Finale » et « Cast ».


Bernard Herrmann composa donc avec « Marnie  » l’une de ses meilleures partitions pour le cinéma d’Alfred Hitchcock,  une partition lyrique, romantique et torturée dans la lignée de «  Vertigo », une grande musique de film qui apporte une intensité rare au  film et rappelle l’incroyable richesse de la collaboration  Hitchcock/Herrmann : « Marnie » sera d’ailleurs la toute dernière oeuvre  du duo, puisque après la fameuse dispute sur « Torn Curtain » en 1966  qui se conclut par le rejet intégral de la musique d’Herrmann (qui ne  teint compte d’aucune des recommandations d’Hitchcock sur son film), le  compositeur quittera la Californie et retournera à Londres, brisant  définitivement ses chances de retravailler à nouveau sur un film  d’Alfred Hitchcock. « Marnie » reste donc l’œuvre testament de la  collaboration avec Hitchcock, une partition d’une grande richesse à  redécouvrir grâce au magnifique réenregistrement dirigé par Joel McNeely  à la tête du Royal Scottish National Orchestra.

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