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Marnie

Quentin Billard

« Marnie » (Pas de printemps pour Marnie) est le 49ème  long-métrage d’Alfred Hitchcock, et probablement l’un des plus grands  chef-d’oeuvres de sa filmographie des années 60. Sorti en 1964, « Marnie  » est adapté du roman éponyme de l’écrivain anglais Winston Graham  publié en 1961, transposé à l’écran par le scénariste Jay Presson Allen.  Le film suit le parcours agité de Marnie Edgar (Tippi Hedren), une  jeune femme qui vient tout juste de dérober une importante somme  d’argent à son patron avant d’être engagée comme secrétaire comptable  par Mark Rutland (Sean Connery), son nouvel employeur. Ce dernier est au  courant du vol mais préfère ne rien dire, intrigué par l’attitude et la  beauté fascinante de Marnie. Mais un jour, la jeune femme remet ça et  vole l’argent de Mark avant de s’enfuir à nouveau. Mais cette fois-ci,  son employeur découvre le vol à temps et la rattrape avant qu’elle ait  eu le temps de fuir la ville. Alors qu’il vient tout juste de commencer à  flirter avec Marnie, dont il est tombé éperdument amoureux, Mark  propose à la jeune femme de choisir entre le mariage ou la police.  Marnie n’a plus le choix : si elle ne veut pas finir ses jours en  prison, elle doit accepter le marché de Mark. Peu de temps après avoir  épousé son employeur, Marnie embarque avec Mark sur une croisière pour  leur lune de miel improvisée. C’est alors que Mark découvre les phobies  de sa jeune épouse : Marnie est traumatisée par la couleur rouge, les  orages et déteste qu’un homme la touche. Intrigué, il va essayer d’aider  la jeune femme à se souvenir de ce qui lui est arrivée lorsqu’elle  était enfant, mais les nombreux mensonges de Marnie et son attitude  torturée vont lui poser bien des problèmes. « Marnie » ne rencontra  hélas pas son public à sa sortie en 1964. On reprocha essentiellement au  film le caractère peu convaincant des effets visuels et des faux décors  peints – un hommage pourtant évident à l’expressionnisme allemand – et  notamment les décors du port et de l’immense navire au fond de la rue où  habite la mère de Marnie dans le film. Certains critiques reprochèrent  aussi une utilisation similaire de transparence et de faux décors en  arrière-fond de la fameuse scène de chasse vers la fin du film, une  séquence pourtant fortement symbolique, qui permettra ensuite à  l’héroïne interprétée par Tippi Hedren de se souvenir enfin de ce  qu’elle avait refoulé depuis sa plus tendre enfance. On retrouve dans «  Marnie » la plupart des thèmes chers à Alfred Hitchcock : les phobies  obsessionnelles (on pense d’emblée à « Vertigo »), les changements  d’identité, les allusions à la sexualité et à l’univers de la  psychanalyse – un sujet récurrent dans les films d’Hitchcock, et pour  lequel le cinéaste se passionne depuis « Spellbound » en 1945.


A  l’instar de ce long-métrage, l’intrigue de « Marnie » repose  essentiellement sur la recherche des origines de la phobie, sauf qu’ici,  le couple incarné à l’écran par Tippi Hedren et Sean Connery est à des  années lumières du couple idyllique qu’interprètent dans « Spellbound »  Ingrid Bergman et Gregory Peck. Dès lors, Hitchcock confère à « Marnie »  une atmosphère de suspense psychologique saisissante, servie par une  maîtrise absolue de la mise en scène (la couleur rouge qui envahit  l’écran lorsque Marnie est prise d’angoisse soudaine, les mouvements de  la caméra en vue subjective lors des crises phobiques, etc.).  L’interprétation ahurissante de Tippi Hedren est encore une fois la  preuve incontestable qu’Alfred Hitchcock savait diriger ses acteurs  comme personne d’autre. Quand au choix de Sean Connery pour le rôle de  Mark Rutland, il paraissait assez étonnant en 1964, l’acteur écossais  s’éloignant quelque peu du style habituel des héros masculins  d’Hitchcock, en imposant un mélange plus personnel (et moderne) de  charme et de charisme viril et un peu sec. Rappelons qu’en 1964, Sean  Connery venait tout juste de percer au cinéma dans le rôle de James Bond  en 1962, et qu’il semblait peu adapté pour l’univers d’Alfred  Hitchcock. Qu’à cela ne tienne, le cinéaste offrit à l’acteur un nouveau  rôle à sa juste valeur, à la fois intense et ambigu. Cette ambiguïté du  personnage de Mark Rutland reste de loin l’un des éléments les plus  étonnants du film d’Hitchcock, et peut être même le plus osé de tous :  comment le public pouvait-il s’identifier à un personnage qui séduit une  jeune femme et la soumet à un odieux chantage afin de la forcer à  l’épouser, pour ensuite aller jusqu’à la violer lors de la scène de la  lune de miel sur le bateau (probablement la séquence la plus osée et la  plus audacieuse de toute la carrière d’Hitchcock, et qui a d’ailleurs  été sévèrement censurée par la suite !). L’idée de cette scène de viol  fut si choquante à l’époque que le scénariste d’origine de « Marnie » se  brouilla avec le réalisateur et quitta le projet , mais pour Hitchcock,  cette scène-clé, toute aussi choquante soit-elle, était nécessaire à la  compréhension de l’intrigue et du personnage de Mark Rutland : il  s’agit d’un amour impossible uniquement motivé par une pulsion  fétichiste, un besoin irréfrénable que Mark ressent à posséder Marnie,  qui s’avère être une voleuse incapable de contrôler ses propres pulsions  cleptomanes. Dans un sens, le malaise et les troubles psychologiques de  Marnie se reflètent alors dans les obsessions de Mark. A ce sujet, la  scène où la jeune femme joue avec sarcasme au jeu de la psychanalyse  avec Mark (qu’elle appelle alors ironiquement « Freud ») est lourde de  sens, car elle résume à la fois toute l’intrigue du film et la  profondeur psychologique des deux personnages principaux. Ainsi donc, «  Marnie » reste une incroyable réussite, un thriller psychologique et  dramatique d’une intensité remarquable, un pur chef-d’oeuvre d’Alfred  Hitchcock, d’une modernité audacieuse pour l’époque !


Comme dans  la plupart de ses films, Alfred Hitchcock souhaitait que la musique  occupe une place majeure dans « Marnie ». Confiée à Bernard Herrmann –  qui retrouva à nouveau le cinéaste après « The Trouble with Harry »  (1955), « The Wrong Man » (1956), « The Man Who Knew Too Much » (1956), «  Vertigo » (1958), « North by Northwest » (1959) et « Psycho » (1960),  sans oublier la maigre participation d’Herrmann à « The Birds » en 1963,  pour lequel le compositeur ne livrera pas une musique à proprement  parler mais plutôt un assemblage de sons synthétiques assez  expérimentaux. Pour sa huitième collaboration à un film d’Hitchcock,  Bernard Herrmann livre une partition symphonique à la fois romantique,  psychologique et tourmentée pour « Marnie », d’une intensité  remarquable, et que l’on a très vite comparé au travail du compositeur  sur l’incontournable « Vertigo », que beaucoup considèrent d’ailleurs  comme le sommet absolu de la collaboration Herrmann/Hitchcock –  signalons d’ailleurs qu’Herrmann composa « Marnie » à une époque  difficile dans sa vie personnelle, puisque le compositeur était sur le  point d’affronter un divorce difficile avec son épouse, ceci expliquant  certainement l’intensité musicale et dramatique de « Marnie ». Le  compositeur a utilisé pour le film d’Hitchcock une formation orchestrale  plus conventionnelle et moins ample que celle de « Vertigo » : ainsi,  les bois sont par deux, accompagnés de quatre cors (sans trompettes ni  tuba et trombones), d’une harpe et de quelques cordes. Herrmann  reproduit pour le film d’Hitchcock le même type de formation orchestrale  qu’il avait déjà mis en place sur sa première collaboration avec  Hitchcock dans « The Trouble with Harry » (1955). Comme toujours avec le  compositeur, la partition de « Marnie » repose sur une série de thèmes  mémorables, à commencer par le thème psychologique associé aux tourments  intérieurs de Marnie, thème de notes rapides descendantes aux cordes  entendu dès le début du traditionnel « Prelude ». Ce thème agité et  sombre reviendra tout au long du film pour évoquer les angoisses de  Marnie associées aux lointains secrets de son enfance, tandis que «  Prelude » dévoile le second thème de la partition, l’inévitable thème de  Marnie associé aux émotions et aux révélations de la jeune femme dans  le film. Le « Marnie’s Theme » se distingue par ses cordes amples et  généreuses au lyrisme spectaculaire sur fond d’harmonie de cors, de bois  et d’arpèges de harpe. Cette mélodie incontournable dans la partition  de « Marnie » (et aussi incroyablement omniprésente) évoque aussi les  sentiments intérieurs et les émotions du personnage de Tippi Hedren tout  au long du récit. En ce sens, le thème de Marnie est tout aussi intense  et important que celui de l’angoisse et de la terreur psychologique. Le  troisième thème est entendu dans « The Storm » : il s’agit de  l’inévitable Love Theme associé à la romance tourmentée entre Mark et  Marnie dans le film. Le thème romantique se distingue par son caractère  passionné et lyrique entendu pour la première fois à 1:11 lors de la  scène du baiser entre Mark et Marnie. On regrettera simplement la  ressemblance plus qu’évidente du Love Theme de « Marnie » avec celui de «  Vertigo », une affiliation d’autant plus flagrante qu’on retrouve une  série de notes assez similaires entre les deux mélodies. Avec « Red  Flowers », le compositeur évoque les troubles psychologiques de la jeune  femme et son étrange phobie de la couleur rouge. Dans « Flashback I »,  Herrmann développe le thème de Marnie sous forme de cellules mélodiques  répétitives et entêtantes aux bois et aux cordes sur un rythme à trois  temps.


On retrouve ce genre de développements mélodiques dans «  The Bowl », dans lequel le thème de Marnie cohabite judicieusement avec  le thème psychologique, parfois juxtaposés et parfois même superposés  suivant les différentes situations du film. Avec « The Storm », Herrmann  nous offre un premier moment-clé dans sa partition lors de la scène de  l’orage et du premier baiser entre Mark et Marnie : c’est l’occasion  pour le compositeur de dévoiler son Love Theme sur fond de  développements agités du thème psychologique et du thème de Marnie.  L’écriture d’Herrmann reste très ample, classique, privilégiant les  cordes mais aussi les bois et les cuivres pour les moments plus sombres  et agités. Le compositeur reste fidèle ici à son goût pour un romantisme  passionné influencé des grands maîtres allemands de la fin du 19ème  siècle (Strauss, Wagner, etc.), comme le confirme le lyrisme savoureux  et élégant de « Romance » et sa très belle reprise du Love Theme et du  thème de Marnie aux cordes, sans oublier un développement plus  conséquent du thème romantique dans « The Porch » et « The Bridal Suite  », quasi exclusivement dominé par les cordes. « The Checkbook »  introduit une nouvelle idée mélodique plutôt intéressante : un motif  descendant de 5 notes de cordes en trémolos entêtant et obsédant,  auxquels répondent les bois sous la forme d’un motif secondaire  intrigant de 3 notes ascendantes. Ce double motif mystérieux et  répétitif est associé dans le film aux suspicions de Lil (Danie Baker)  quand aux secrets du couple Mark/Marnie. Les auditeurs les plus  attentifs remarqueront d’ailleurs que le mystérieux motif de la  suspicion est en réalité dérivé des premières notes du « Love Theme »,  une astuce qui permet à Herrmann de garder l’unité entre ces deux  mélodies – et qui  rappelle le secret lié au couple Mark/Marnie. Le  compositeur développe ensuite ces trois principaux thèmes dans « The  Cabin », le torturé « Love Scene » (pour la fameuse scène du viol) ou le  dramatique et désespéré « The Pool ». Mais c’est « The Hunt » qui  attirera ici notre attention. Suivant une longue tradition britannique,  Marnie participe à une chasse à cours sur le dos de son cheval Forio. Le  morceau est de loin l’un des meilleurs passages du score de Bernard  Herrmann et peut être aussi l’un des plus mémorables du film : « The  Hunt » repose sur une série d’appels de cors en tierces arpégées  ascendantes typiques des musiques de chasse à cours anglaise sur un  rythme ternaire. Le thème de Marnie vient alors se superposer sur  l’ensemble, apportant un éclairage dramatique/psychologique intense à la  scène.  En plus d’apporter un rythme intense et un sentiment d’action  et de tension, « The Hunt » est aussi une formidable démonstration de  tout le savoir-faire du compositeur et de son apport au cinéma  d’Hitchcock – « The Hunt » rappelle aussi le style d’autres grandes  musiques de chasse à cours du cinéma américain, comme celle de Jerry  Goldsmith pour « The List of Adrian Messenger » (1963) ou pour « The  Final Conflict » (1981), ou celle que composera John Corigliano en 1985  pour le film « Revolution ». Avec « Flashback II », « Blood » et «  Farewell », la partition se conclut de façon plus dramatique et  tourmentée, avant d’aboutir au final plus lyrique et optimiste de «  Finale » et « Cast ».


Bernard Herrmann composa donc avec « Marnie  » l’une de ses meilleures partitions pour le cinéma d’Alfred Hitchcock,  une partition lyrique, romantique et torturée dans la lignée de «  Vertigo », une grande musique de film qui apporte une intensité rare au  film et rappelle l’incroyable richesse de la collaboration  Hitchcock/Herrmann : « Marnie » sera d’ailleurs la toute dernière oeuvre  du duo, puisque après la fameuse dispute sur « Torn Curtain » en 1966  qui se conclut par le rejet intégral de la musique d’Herrmann (qui ne  teint compte d’aucune des recommandations d’Hitchcock sur son film), le  compositeur quittera la Californie et retournera à Londres, brisant  définitivement ses chances de retravailler à nouveau sur un film  d’Alfred Hitchcock. « Marnie » reste donc l’œuvre testament de la  collaboration avec Hitchcock, une partition d’une grande richesse à  redécouvrir grâce au magnifique réenregistrement dirigé par Joel McNeely  à la tête du Royal Scottish National Orchestra.

by Quentin Billard 30 May 2024
INTRADA RECORDS Time: 29/40 - Tracks: 15 _____________________________________________________________________________ Polar mineur à petit budget datant de 1959 et réalisé par Irving Lerner, « City of Fear » met en scène Vince Edwards dans le rôle de Vince Ryker, un détenu qui s’est évadé de prison avec un complice en emportant avec lui un conteneur cylindrique, croyant contenir de l’héroïne. Mais ce que Vince ignore, c’est que le conteneur contient en réalité du cobalt-60, un matériau radioactif extrêmement dangereux, capable de raser une ville entière. Ryker se réfugie alors dans une chambre d’hôtel à Los Angeles et retrouve à l’occasion sa fiancée, tandis que le détenu est traqué par la police, qui va tout faire pour retrouver Ryker et intercepter le produit radioactif avant qu’il ne soit trop tard. Le scénario du film reste donc très convenu et rappelle certains polars de l’époque (on pense par exemple à « Panic in the Streets » d’Elia Kazan en 1950, sur un scénario assez similaire), mais l’arrivée d’une intrigue en rapport avec la menace de la radioactivité est assez nouvelle pour l’époque et inspirera d’autres polars par la suite (cf. « The Satan Bug » de John Sturges en 1965). Le film repose sur un montage sobre et un rythme assez lent, chose curieuse pour une histoire de course contre la montre et de traque policière. A vrai dire, le manque de rythme et l’allure modérée des péripéties empêchent le film de décoller vraiment : Vince Edwards se voit confier ici un rôle solide, avec un personnage principal dont la santé ne cessera de se dégrader tout au long du film, subissant la radioactivité mortelle de son conteneur qu’il croit contenir de l’héroïne. Autour de lui, quelques personnages secondaires sans grand relief et toute une armada de policiers sérieux et stressés, bien déterminés à retrouver l’évadé et à récupérer le cobalt-60. Malgré l’interprétation convaincante de Vince Edwards (connu pour son rôle dans « Murder by Contract ») et quelques décors urbains réussis – le tout servi par une atmosphère de paranoïa typique du cinéma américain en pleine guerre froide - « City of Fear » déçoit par son manque de moyen et d’ambition, et échoue finalement à susciter le moindre suspense ou la moindre tension : la faute à une mise en scène réaliste, ultra sobre mais sans grande conviction, impersonnelle et peu convaincante, un comble pour un polar de ce genre qui tente de suivre la mode des films noirs américains de l’époque, mais sans réelle passion. Voilà donc une série-B poussiéreuse qui semble être très rapidement tombée dans l’oubli, si l’on excepte une récente réédition dans un coffret DVD consacré aux films noirs des années 50 produits par Columbia Pictures. Le jeune Jerry Goldsmith signa avec « City of Fear » sa deuxième partition musicale pour un long-métrage hollywoodien en 1959, après le western « Black Patch » en 1957. Le jeune musicien, alors âgé de 30 ans, avait à son actif toute une série de partitions écrites pour la télévision, et plus particulièrement pour la CBS, avec laquelle il travailla pendant plusieurs années. Si « City of Fear » fait indiscutablement partie des oeuvres de jeunesse oubliées du maestro, cela n’en demeure pas moins une étape importante dans la jeune carrière du compositeur à la fin des années 50 : le film d’Irving Lerner lui permit de s’attaquer pour la première fois au genre du thriller/polar au cinéma, genre dans lequel il deviendra une référence incontournable pour les décennies à venir. Pour Jerry Goldsmith, le challenge était double sur « City of Fear » : il fallait à la fois évoquer le suspense haletant du film sous la forme d’un compte à rebours, tout en évoquant la menace constante du cobalt-60, véritable anti-héros du film qui devient quasiment une sorte de personnage à part entière – tout en étant associé à Vince Edwards tout au long du récit. Pour Goldsmith, un premier choix s’imposa : celui de l’orchestration. Habitué à travailler pour la CBS avec des formations réduites, le maestro fit appel à un orchestre sans violons ni altos, mais avec tout un pupitre de percussions assez éclectique : xylophone, piano, marimba, harpe, cloches, vibraphone, timbales, caisse claire, glockenspiel, bongos, etc. Le pupitre des cuivres reste aussi très présent et assez imposant, tout comme celui des bois. Les cordes se résument finalement aux registres les plus graves, à travers l’utilisation quasi exclusive des violoncelles et des contrebasses. Dès les premières notes de la musique (« Get Away/Main Title »), Goldsmith établit sans équivoque une sombre atmosphère de poursuite et de danger, à travers une musique agitée, tendue et mouvementée. Alors que l’on aperçoit Ryker et son complice en train de s’échapper à toute vitesse en voiture, Goldsmith introduit une figure rythmique ascendante des cuivres, sur fond de rythmes complexes évoquant tout aussi bien Stravinsky que Bartok – deux influences majeures chez le maestro américain. On notera ici l’utilisation caractéristique du xylophone et des bongos, deux instruments qui seront très présents tout au long du score de « City of Fear », tandis que le piano renforce la tension par ses ponctuations de notes graves sur fond d’harmonies menaçantes des bois et des cuivres : une mélodie se dessine alors lentement au piccolo et au glockenspiel, et qui deviendra très rapidement le thème principal du score, thème empreint d’un certain mystère, tout en annonçant la menace à venir. C’est à partir de « Road Block » que Goldsmith introduit les sonorités associées dans le film à Ryker : on retrouve ici le jeu particulier des percussions (notes rapides de xylophone, ponctuation de piano/timbales) tandis qu’une trompette soliste fait ici son apparition, instrument rattaché dans le film à Ryker. La trompette revient dans « Motel », dans lequel les bongos créent ici un sentiment d’urgence sur fond de ponctuations de trombones et de timbales. Le morceau reflète parfaitement l’ambiance de paranoïa et de tension psychologique du film, tandis que les harmonies sombres du début sont reprises dans « The Facts », pour évoquer la menace du cobalt-60. Ce morceau permet alors à Jerry Goldsmith de développer les sonorités associées à la substance toxique dans le film (un peu comme il le fera quelques années plus tard dans le film « The Satan Bug » en 1965), par le biais de ponctuations de trompettes en sourdine, de percussion métallique et d’un raclement de guiro, évoquant judicieusement le contenant métallique du cobalt-60, que transporte Ryker tout au long du film (croyant à tort qu’il contient de la drogue). « Montage #1 » est quand à lui un premier morceau-clé de la partition de « City of Fear », car le morceau introduit les sonorités associées aux policiers qui traquent le fugitif tout au long du film. Goldsmith met ici l’accent sur un ostinato quasi guerrier de timbales agressives sur fond de cuivres en sourdine, de bois aigus et de caisse claire quasi martial : le morceau possède d’ailleurs un côté militaire assez impressionnant, évoquant les forces policières et l’urgence de la situation : stopper le fugitif à tout prix. Le réalisateur offre même une séquence de montage illustrant les préparatifs de la police pour le début de la course poursuite dans toute la ville, ce qui permet au maestro de s’exprimer pleinement en musique avec « Montage #1 ». Plus particulier, « Tennis Shoes » introduit du jazz traditionnel pour le côté « polar » du film (à noter que le pianiste du score n’est autre que le jeune John Williams !). Le morceau est associé dans le film au personnage de Pete Hallon (Sherwood Price), le gangster complice de Ryker que ce dernier finira par assassiner à la suite de plusieurs maladresses. Le motif jazzy d’Hallon revient ensuite dans « The Shoes » et « Montage #2 », qui reprend le même sentiment d’urgence que la première séquence de montage policier, avec le retour ici du motif descendant rapide de 7 notes qui introduisait le film au tout début de « Get Away/Main Title ». La mélodie principale de piccolo sur fond d’harmonies sombres de bois reviennent enfin dans « You Can’t Stay », rappelant encore une fois la menace du cobalt-60, avec une opposition étonnante ici entre le registre très aigu de la mélodie et l’extrême grave des harmonies, un élément qui renforce davantage la tension dans la musique du film. Le morceau développe ensuite le thème principal pour les dernières secondes du morceau, reprenant une bonne partie du « Main Title ». La tension monte ensuite d’un cran dans le sombre et agité « Taxicab », reprenant les ponctuations métalliques et agressives associées au cobalt-60 (avec son effet particulier du raclement de guiro cubain), tout comme le sombre « Waiting » ou l’oppressant « Search » et son écriture torturée de cordes évoquant la dégradation physique et mentale de Ryker, contaminé par le cobalt-60. « Search » permet au compositeur de mélanger les sonorités métalliques de la substance toxique, la trompette « polar » de Ryker et les harmonies sombres et torturées du « Main Title », aboutissant aux rythmes de bongos/xylophone syncopés complexes de « Track Down » et au climax brutal de « End of the Road » avec sa série de notes staccatos complexes de trompettes et contrebasses. La tension orchestrale de « End of the Road » aboutit finalement à la coda agressive de « Finale », dans lequel Goldsmith résume ses principales idées sonores/thématiques/instrumentales de sa partition en moins de 2 minutes pour la conclusion du film – on retrouve ainsi le motif descendant du « Main Title », le thème principal, le motif métallique et le raclement de guiro du cobalt-60 – un final somme toute assez sombre et élégiaque, typique de Goldsmith. Vous l’aurez certainement compris, « City of Fear » possède déjà les principaux atouts du style Jerry Goldsmith, bien plus reconnaissable ici que dans son premier essai de 1957, « Black Patch ». La musique de « City of Fear » reste d'ailleurs le meilleur élément du long-métrage un peu pauvre d'Irving Lerner : aux images sèches et peu inspirantes du film, Goldsmith répond par une musique sombre, complexe, virile, nerveuse et oppressante. Le musicien met en avant tout au long du film d’Irving Lerner une instrumentation personnelle, mélangeant les influences du XXe siècle (Stravinsky, Bartok, etc.) avec une inventivité et une modernité déconcertante - on est déjà en plein dans le style suspense du Goldsmith des années 60/70. Goldsmith fit partie à cette époque d’une nouvelle génération de musiciens qui apportèrent un point de vue différent et rafraîchissant à la musique de film hollywoodienne (Bernard Herrmann ayant déjà ouvert la voie à cette nouvelle conception) : là où un Steiner ou un Newman aurait proposé une musique purement jazzy ou même inspirée du Romantisme allemand, Goldsmith ira davantage vers la musique extra européenne tout en bousculant l’orchestre hollywoodien traditionnel et en s’affranchissant des figures rythmiques classiques, mélodiques et harmoniques du Golden Age hollywoodien. Sans être un chef-d’oeuvre dans son genre, « City of Fear » reste malgré tout un premier score majeur dans les musiques de jeunesse de Jerry Goldsmith : cette partition, pas si anecdotique qu’elle en a l’air au premier abord, servira de pont vers de futures partitions telles que « The Prize » et surtout « The Satan Bug ». « City of Fear » permit ainsi à Goldsmith de concrétiser ses idées qu’il développa tout au long de ses années à la CBS, et les amplifia sur le film d’Iriving Lerner à l’échelle cinématographique, annonçant déjà certaines de ses futures grandes musiques d’action/suspense pour les décennies à venir – les recettes du style Goldsmith sont déjà là : rythmes syncopés complexes, orchestrations inventives, développements thématiques riches, travail passionné sur la relation image/musique, etc. Voilà donc une musique rare et un peu oubliée du maestro californien, à redécouvrir rapidement grâce à l’excellente édition CD publiée par Intrada, qui contient l’intégralité des 29 minutes écrites par Goldsmith pour « City of Fear », le tout servi par un son tout à fait honorable pour un enregistrement de 1959 ! 
by Quentin Billard 24 May 2024
Essential scores - Jerry Goldsmith
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