Selon Michel Chion, le cinéma est un « lieu où les musiques se transforment par leur mélange avec des situations, des images, des dialogues et d’autres sons ». Ainsi, on peut dire que la musique joue un rôle primordial dans le film puisque c’est sur elle que repose une grande partie de l’ambiance sonore. Mais la musique peut également servir le récit et guider le spectateur au travers de celui-ci. Certains compositeurs la considèrent même comme un personnage à part entière qui erre à la surface de l’image et participe à la bonne compréhension du film. Dans le cinéma de science-fiction, la musique comme l’image est un espace d’expérimentation. C’est notamment le cas du filmLe Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise où la musique est aussi moderne et futuriste que ce dernier. Nous verrons au travers de cette analyse comment le score de Bernard Herrmann témoigne de la puissance des extraterrestres dans le film de Robert Wise. Dans une première partie, nous verrons les particularités du score de Bernard Herrmann, puis dans une deuxième partie, nous analyserons une séquence afin de mieux comprendre l’enjeu de la musique dans le film.
Bernard Herrmann est aujourd’hui considéré comme l’un des compositeurs les plus influent de son époque, voire même du cinéma tout entier. Si on le connait surtout au travers de son duo avec le célèbre réalisateur Alfred Hitchcock, notamment dans des films tels queSueurs froides (1958) ou encorePsychose (1960), on oublie bien souvent sa participation à des oeuvres ayant marqué l’histoire du septième art. L’une d’elles fait partie des plus grands chefs-d’oeuvre du cinéma de science-fiction, il s’agit du filmLe Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise (1951). Tiré d’une nouvelle de Harry Bates nomméeFarewell to the Master, celui-ci évoque l’arrivée sur Terre de Klatuu, un extraterrestre à l’apparence humaine, et du robot Gort. Contrairement aux autres films de science-fiction,Le Jour où la Terre s’arrêta n’est pas spectaculaire. Ce dernier est davantage réaliste car le réalisateur voulait qu’il soit le plus crédible possible. Ainsi, le film acquiert un aspect quasi documentaire, renforcé par l’utilisation du noir et blanc et des décors naturels. C’est l’un des premiers films à mettre en scène le motif de l’invasion extraterrestre dans le quotidien des terriens. Par ailleurs, le film cristallise la peur de la différence qui pousse les Hommes à faire des actes contraires à leurs propres valeurs. En effet, l’autre est souvent associé à la menace qu’il faut à tout prix exterminer. Dans le film, Klatuu est pourchassé par les autorités et les médias véhiculent l’information que celui-ci est un véritable danger pour l’humanité. Pourtant, contrairement aux extraterrestres du livreLa Guerre des mondes d’Herbert Georges Wells, qui sera par ailleurs adapté au cinéma deux ans plus tard, ceux du filmLe Jour où la Terre s’arrêta ne sont pas hostiles et apportent un message pacifique. En effet, le film a été réalisé durant une période de tension nucléaire, et Klatuu vient en réalité mettre en garde les terriens contre l’arme atomique. Par ailleurs, c’est la musique qui représente l’élément le plus important du film.
Ayant déjà travaillé avec Bernard Herrmann sur les filmsCitizen Kane (1941) etLa Splendeur des Amberson (1942), Robert Wise décide de confier la musique de son film à ce dernier et lui laisse carte blanche. À l’époque, la production musicale hollywoodienne est classique et homogène. Bernard Herrmann est comme ses congénères issu d’un répertoire romantique, mais il s’intéresse tout de même à l’expérimentation et notamment aux sonorités électroniques qui sont alors fortement marginalisées dans le cinéma. En effet, on pourrait penser que la musique des films de science-fiction reflète de la même manière que les images un monde inconnu. Pourtant, dans les années 30 et 40, tandis que le genre se popularise, cette dernière ressemble fortement à celle des autres genres et est tout à fait classique dans sa forme. Le but de Bernard Herrmann est alors de créer une musique inhabituelle qui permettrait au spectateur d’investir pleinement l’univers étrange du film. Pour ce faire, il combine un orchestre symphonique composé de cuivres, de harpes et de timbales, avec des instruments électroniques tels que des basses et des guitares. Il utilise également un instrument peu connu à l’époque mais qui deviendra par la suite l’instrument fard des musiques de science-fiction : le thérémine. Inventé en 1920 par Lev Sergueïevith Termen, c’est l’un des plus ancien instrument électronique. Avec ses sonorités dissonantes qui semblent venir d’ailleurs, le thérémine est associé à un autre monde. Miklos Rosza l’avait utilisé pour la musique du filmLa Maison du docteur Edwardes après qu’Hitchcock lui aie demandé de trouver de nouvelle sonorités. Par ailleurs, Bernard Herrmann est le premier dans le genre de la science-fiction à s’affranchir des codes de l’écriture tonale et à allier classicisme et modernité au sein d’une même partition. La musique du filmLe Jour où la Terre s’arrêta est ainsi une véritable référence dans l'histoire de la musique électronique, c’est la raison pour laquelle elle sera autant appréciée du grand public et par la suite énormément reprise et copiée, notamment dans le cinéma de science-fiction.
Durant cette séquence, Klatuu retrouve Hélène à son bureau afin de discuter des événements de la veille. Tandis qu’ils empruntent l’ascenseur et que ce dernier s’apprête à lui dévoiler son identité, les lumières s’éteignent et l’ascenseur s’arrête soudain, laissant les deux personnages dans l’incompréhension. La musique démarre alors par un simple accord où l’on reconnait le son du fameux thérémine aux connotations extraterrestres. La situation prend une allure tout à fait étrange et angoissante, et l’on comprend que la coupure d’électricité n’a rien de « normal ». La lumière participe également au sentiment d’oppression puisqu’elle projète un quadrillage sur le visage des deux personnages, évoquant ainsi l’idée d’enfermement. Klatuu demande à Hélène de lui donner l’heure et celle-ci lui répond qu’il est midi pile. La caméra cadre ensuite tour à tour leurs visages en plan rapproché tandis que Klatuu annonce à Hélène que l’électricité a été neutralisée dans le monde entier et qu’ils seront bloqués pour une durée de trente minutes. Pendant qu’ils parlent, la musique continue à raisonner, donnant à la scène un aspect inquiétant. Hélène comprend alors que son fils avait raison, et que Klatuu est bel et bien l’extraterrestre recherché par les autorités. Un son tonitruant et dissonant précède l’enchaînement de plans assez courts montrant le monde qui semble complètement arrêté. D’abord, après un fondu, plusieurs plans moyens des rues de Washington où les voitures et autres véhicules sont à l’arrêt. Ensuite, après un volet signifiant un changement de ville, un plan d’ensemble de Times Square où la situation est identique. Tout dans l’image est arrêté, le seul mouvement est celui des passants qui grouillent comme des insectes. Un nouveau volet nous emmène à Londres, puis à Paris et enfin à Moscou. Les plans sont toujours les mêmes, d’abord un plan d’ensemble de la ville, puis un plan moyen nous montrant la réaction des différentes personnes présentes. Partout, les gens sont apeurés, un homme s’exclame : « C’est l’homme de l’espace ». La séquence se poursuit sur différentes images témoignant de la panique des Hommes face à l’arrêt des machines (locomotive, machine à laver, bateau, trayeuses, montagnes russes, etc).
Dans cette séquence, la musique joue un rôle primordial, puisque d’une part elle contribue à créer un effet de terreur, notamment par les accords tonitruants qui se répètent et évoquent des « gongs » martelant la bande sonore, et d’une autre elle illustre la puissance des pouvoirs de Klatuu, soit des extraterrestres. Son aspect étrange et inquiétant, provenant majoritairement des sons dissonants produits par les instruments et en particulier le thérémine, nous renvoie parfaitement à une menace venue d’ailleurs. L’un des principaux enjeux de la musique est, de la même manière que les plans fixes, de représenter la suspension du mouvement. Afin d’annuler l’impression de mouvement vers l’avant apportée par l’harmonie traditionnelle, Bernard Herrmann utilise dans le score de la séquence intitulé The Magnetic Pull exclusivement des accords dissonants, qu’il répète tout au long de cette dernière à des intervalles plus ou moins réguliers. Cette dissonance souligne le désordre qui règne au sein des différentes populations. Un des intérêts de la musique est également de permettre au spectateur de mettre en relation la coupure d’électricité et les extraterrestres, qu’on ne voit pourtant pas à l’écran. Ainsi, la musique nous dit ce que les images ne nous montrent pas et se comporte comme un narrateur à part entière. Les extra-terrestres sont présents dans la scène sans pour autant y apparaître, de la même manière que les pouvoirs de Klatuu qui sont invisibles mais dont on ne peut nier l’existence. Par ailleurs, Bernard Herrmann a modifié les sons acoustiques de façon électronique afin que l’on n’entende plus que ces sons en particulier. Ainsi, les sons acoustiques, associés aux humains, sont dominés par les sons électroniques, associés aux extraterrestres. C’est exactement ce qui se passe dans cette scène. L’harmonie terrienne est mise à l’arrêt au même titre que les véhicules et les machines. La technologie extraterrestre surpasse la mécanique humaine, de la même manière que la musique est contrôlée par les sons électroniques. On peut donc affirmer que la musique agit comme une véritable métaphore illustrant la supériorité de la puissance électronique (extraterrestre) sur la puissance mécanique (terrienne).
Pour conclure, la musique du filmLe Jour où la Terre s’arrêta joue un rôle prépondérant dans ce dernier. Robert Wise dit lui-même :« Je ne crois pas avoir fait un autre film où la musique soit aussi importante que dansLe jour où la Terre s’arrêta. Elle apporte tellement, dans chaque situation où elle est utilisée. Le caractère unique et particulier de cette musique apporte énormément à l’efficacité du film ». En plus d’être novatrice, la musique de Bernard Herrmann permet de mieux comprendre les enjeux technologiques que soulève le film. Ainsi, l’utilisation de sonorités électroniques renvoie à l’idée que la technologie transforme fondamentalement la société. Il faudra cependant attendre une quinzaine d’années avant que de nouveaux compositeurs se mettent à expérimenter dans la musique. On peut par ailleurs citer Jerry Goldsmith qui a été beaucoup plus loin que Bernard Herrmann dans le traitement de l’atonal et des sonorités électroniques. Ce dernier a foncièrement participé à l’évolution de la musique expérimentale dans le genre de la science-fiction, notamment dans des films tels queLa Planète des Singes de Franklin Schaffner (1968) ou encoreStar Trek, le film de Robert Wise (1979).
Bibliographie :
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