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Vertigo

Quentin Billard

'Vertigo’  (Sueurs froides) reste sans aucun doute l’un des plus grands  chef-d’œuvres d’Alfred Hitchcock, souvent cité comme un véritable  monument du genre. Et pourtant, à l’origine, la genèse du projet  s’annonçait difficile. Déçu par les échecs critiques et commerciaux de  ‘The Trouble with Harry’ (1956) et ‘The Wrong Man’ (1957), Hitchcock  avait besoin de trouver un projet à sa hauteur pour pouvoir reprendre du  poil de la bête. Hélas, le réalisateur connaissait à ce moment là de  graves ennuis de santé. Ce ne fut finalement qu’à force de ténacité (et  de nombreux scénarios rejetés) qu’Hitchcock trouva enfin l’histoire qui  lui convenait avec le scénario de Samuel A. Taylor, adapté du roman  français ‘D’entre les morts’ de Pierre Boileau et Thomas Narcejac. Le  policier John ‘Scottie’ Ferguson (James Stewart) et l’un de ses  collègues poursuivent ensemble un bandit sur les toits des immeubles de  San Francisco. Mais pendant la poursuite, Scottie trébuche et est sur le  point de tomber, entraînant involontairement par accident son collègue  qui fait une chute mortelle depuis le toit de l’immeuble. Traumatisé par  cette expérience, Scottie s’est retiré du métier de policier et s’est  reconverti dans celui de détective privé. Mais il est dorénavant sujet  au vertige qui peut le paralyser lorsqu’il grimpe seulement de quelques  mètres en hauteur. Un jour, Gavin Elster (Tom Helmore), un de ses  anciens amis, le contacte pour lui proposer un job délicat: faire suivre  sa femme Madeleine (Kim Novak), qu’il croit possédée par l’esprit de  son aïeule, une certaine Carlotta Valdes, qui aurait vécu à San  Francisco à la fin du 19ème siècle. D’abord hésitant, Scottie accepte et  prend donc sa femme en filature. Un jour, il sauve la vie de Madeleine,  qui avait tenté de se suicider en se jetant dans la baie de San  Francisco. Il finit par tomber amoureux de la jeune femme. Mais cette  passion va l’amener dans une série d’évènements dramatiques et  incontrôlables : visiblement très tourmentée, Madeleine se dit hantée  par le souvenir du clocher d’une église espagnole dans laquelle son  aïeule Carlotta aurait vécue auparavant. Malgré toute sa détermination,  Scottie ne peut réussir à la convaincre qu’elle est bien Madeleine et  non la réincarnation d’une revenante surgie d’entre les morts. Ainsi,  Madeleine finit par se rendre au clocher de l’église et met fin à ses  tourments en se jetant du sommet du clocher où elle trouve la mort. A  nouveau harassé par le vertige, Scottie ne peut rien faire pour sauver  la femme qu’il aime. Il rentre alors pour annoncer la mort tragique de  sa femme à son ami Gavin. Scottie erre dorénavant seul, peu de temps  avant de croiser la route d’une jeune femme qui ressemble étrangement à  Madeleine, et qui s’appelle Judy Barton. Obsédé par le souvenir de  Madeleine, Scottie décide de rentrer en contact avec elle et d’en savoir  un peu plus à son sujet.


Si ‘Vertigo’ a connu un succès  relativement modeste à sa sortie en salle en 1958, il reste largement  considéré aujourd’hui comme l’un des sommets du 7ème art, un monument de  l’histoire du cinéma souvent classé aux côtés du ‘Citizen Kane’ d’Orson  Welles (1941). La direction d’acteur est plus que jamais au top avec un  James Stewart très convaincant dans la peau de ce flic obsédé et  tourmenté par une passion dévorante pour une jeune femme qu’il ne peut  oublier. Kim Novak joue quand à elle un personnage féminin fort et  trouble comme Hitchcock les affectionne tant (à noter qu’à l’origine, le  réalisateur avait choisi Vera Miles pour ce rôle, la comédienne n’ayant  finalement pas pu faire le film car elle venait de tomber enceinte). Le  climat psychologique et obsessionnel du film est à lui très révélateur  du talent et de la personnalité du cinéaste, qui s’éloigne de ses  thrillers habituels pour nous offrir une histoire d’amour passionné dans  laquelle se cache faux semblants et secrets inavoués. En ce sens,  ‘Vertigo’ est souvent considéré à tort comme un thriller alors qu’il est  avant tout un drame passionnel dans lequel un homme se retrouve déchiré  par une obsession dévorante pour la femme qu’il a aimé. Du coup, le  concept du vertige n’est qu’un prétexte à une montée de tension durant  certaines scènes climax du film comme la montée dans le clocher où se  suicide Madeleine – scène anthologique durant laquelle Hitchcock utilisa  un effet de zoom/recul de la caméra dans les cages d’escalier du  clocher. Ce plan célèbre révèle le ressenti intérieur du vertige de  Scottie, un trucage étonnant pour l’époque et que certains réalisateurs  reprendront par la suite. Jouant sur les filtres pour les flash-backs et  les couleurs savamment choisies, Hitchcock soigne particulièrement son  image et nous entraîne dans une énigme passionnante digne des plus  grands romans policiers. Par son mélange entre obsession, traumatisme et  romance, ‘Vertigo’ reste un aboutissement dans la carrière du grand  Alfred Hitchcock, qui sera enfin reconnu à sa juste valeur dans les  années 80, lorsque le film ressortira en salle et sera par la suite  entièrement restauré dans son format original.


‘Vertigo’ marque  en 1958 les retrouvailles entre Alfred Hitchcock et son compositeur  fétiche, Bernard Herrmann, après ‘The Trouble With Harry’ (1955), ‘The  Wrong Man’ (1956) et ‘The Man Who Knew Too Much’ (1956). Si l’on retient  souvent de cette collaboration trois partitions-clés, ‘Psycho’ (1960)  et ‘North by Northwest’ (1959) d’une part, ‘Vertigo’ fait  systématiquement parti du trio gagnant. La musique de Bernard Herrmann  fait aujourd’hui partie des grands chef-d’œuvres de la musique de film,  une musique immédiatement reconnaissable par son célèbre motif principal  en forme d’arpèges de quintes augmentées ascendantes puis descendantes  symbolisant le mystère et le suspense du film, ainsi que la phobie du  vertige qui hante le héros tout au long du film. Dès la célèbre  ouverture (‘Prelude and Rooftop’), Herrmann développe ce motif de 3  notes ascendantes puis descendantes en créant un malaise saisissant, une  ambiance parfaitement envoûtante, hypnotisante. Cordes, flûtes, harpe,  vibraphone et cuivres massifs se mélangent pour former une texture  sonore particulière, chère au compositeur. Comme à son habitude, Bernard  Herrmann aime jouer sur des orchestrations souvent particulières,  disproportionnées, inventives. Avec ce motif qui semble onduler  mystérieusement dans l’air avec un léger parfum de malaise voire  d’angoisse, le compositeur superpose des coups violents de cuivres  graves dissonants qui semblent renforcer la tension de ce motif. Puis,  très vite, un nouveau thème apparaît, joué par un orchestre plus ample  et massif et qui sera associé par la suite à l’obsession de Scottie pour  Madeleine. Herrmann confère ici à son thème un côté quasi funèbre et  tragique proprement impressionnant. En l’espace de quelques minutes, le  compositeur parvient à capter toute l’essence même du chef-d’oeuvre  d’Alfred Hitchcock eu seulement quelques notes, la partie orchestrale  massive pour la passion torturée de Scottie pour une femme qu’il  n’arrive pas à oublier, et un motif hypnotisant, noir et plus  énigmatique pour sa phobie du vertige et son obsession qui lui jouera de  nombreux tours tout au long de l’histoire (ce n’est pas pour rien si  l’on voit à l’écran une figure circulaire se mouvoir comme un tourbillon  hypnotisant, un effet psychologiquement déstabilisant et parfait pour  ouvrir le film sur une touche de mystère et d’inquiétude). La seconde  partie du morceau (‘Rooftop’) illustre quand à elle la poursuite sur les  toits d’immeuble au début du film, à grand renfort de cuivres massifs  et dissonants et de traits de cordes/bois frénétiques et agités. Il  règne dans cette partie une certaine violence orchestrale et une  noirceur typique des musiques thriller habituelles du compositeur. A  noter par exemple la façon dont Herrmann évoque la scène où le policier  tombe du toit de l’immeuble et la naissance de la phobie du vertige chez  Scottie, avec cette utilisation remarquable de clusters de cuivres  réellement impressionnante. Bref, avec cette ouverture, Bernard Herrmann  a déjà résumé l’essentiel de sa partition avant même que l’histoire ait  vraiment commencé, un morceau exceptionnel et inoubliable qui marque  l’auditeur longtemps après l’écoute.


‘Scottie Trails Madeleine’  dévoile le thème plus romantique et dramatique associé à la passion de  Scottie pour Madeleine, qu’il prend en filature au début du film. Confié  ici à des cordes, le thème sera développé tout au long du film, associé  dans un premier au mystère de Carlotta Valdes puis par la suite à  Madeleine. Mais le morceau se distingue plus particulièrement ici par  son atmosphère de mystère impressionnante, avec des cordes feutrées et  hypnotisantes, des bois sombres et même l’utilisation discrète d’un  orgue pour la scène où Madeline s'arrête devant la tombe de Carlotta. On  retrouve cette même ambiance énigmatique et sombre dans ‘Carlotta’s  Portrait’ où Herrmann maintient pendant plus d’une minute un même  ostinato de cordes entêtant avec des harmonies de cordes/bois plus  mystérieuses, le genre d’ambiance froide et psychologique comme Bernard  Herrmann les affectionne tant dans les films d’Hitchcock (et toujours  associé ici à l’énigme de Carlotta Valdes). Le thème romantique revient  dans ‘The Bay’ lorsque Scottie sauve Madeleine de la noyade dans la  séquence célèbre au bord de la baie de San Francisco. Herrmann maintient  ici aussi une certaine tension et un mystère plus prenant avec une  utilisation toujours très remarquable de ses différentes sonorités  instrumentales, que ce soit les cordes, le vibraphone mystérieux, les  bois graves (à noter ces sons particuliers de clarinette basse que  Herrmann utilise très souvent dans ses musiques lorsqu’il s’agit  d’évoquer le mystère ou le suspense), etc. L’ambiance de ‘The Bay’ est  complexe, oscillant entre une certaine douceur et un mystère, un double  sens tout à l’image de l’intrigue même du film. Enfin, ‘By The Fireside’  assoit sans équivoque la facette plus romantique du score de ‘Vertigo’  en reprenant le thème romantique dans toute sa splendeur aux cordes,  lorsque Scottie est en compagnie de Madeleine après l’avoir sauvé de la  noyade. Ceux qui ne connaissent que le Bernard Herrmann des musiques de  thriller ou de films d’aventure/science-fiction risquent fort d’être  étonnés devant la beauté savoureuse des passages romantiques du score de  ‘Vertigo’, d’une très grande qualité ici, inspiré d'ailleurs du  'Tristan & Isolde' de Richard Wagner (et dans un registre similaire,  on pourra aussi citer le très beau et passionné ‘The Beach’). ‘The  Streets’ reprend ensuite l’ostinato de cordes entêtant de ‘Carlotta’s  Portrait’ pour évoquer l’obsession grandissante de Scottie pour  Madeleine et son envie d’en savoir plus sur la jeune femme. ‘The Forest’  est lui aussi très représentatif de l’atmosphère plus psychologique et  envoûtante de la musique de ‘Vertigo’ avec ses orchestrations très  fluides et graves qui imposent un ton noir aux images du film. La  dernière partie de ‘The Forest’ nous permet même d’entendre le  compositeur expérimenter avec un mélange vibraphone/électronique des  plus étonnants afin de renforcer le malaise grandissant de Scottie pour  une femme qu’il aime mais qu’il a bien du mal à protéger d’elle-même.


La  partition atteint un premier climax avec ‘Farewell and the Tower’ pour  la scène du suicide de Madeleine dans le clocher de l’église vers le  milieu du film. Le thème romantique prend ici un envol remarquable, plus  passionné, ample et dramatique que jamais. Il traduit à l’écran le côté  désespéré de l’acte de Madeleine, bien décidé à mettre fin à ses  tourments qui ne cessent de la harceler. C’est aussi l’occasion pour le  compositeur de reprendre les sonorités hypnotisantes de ‘Prelude and  Rooftop’. Ce n’est d’ailleurs certainement pas un hasard si la scène où  Scottie monte dans les escaliers du clocher avant d’être à nouveau  immobilisé par son vertige est accompagné par des bouts de ‘Rooftop’,  qui évoquait déjà la scène du policier tombant du toit de l’immeuble au  début du film et la naissance du vertige du héros. Herrmann construit  ainsi sa partition de façon parfaitement cohérente, ne faisant jamais  rien au hasard. ‘The Past and the Girl’ résonne ensuite de façon plus  mélancolique avec le retour du thème romantique aux cordes alors que  Scottie rencontre Judy par la suite et voit en elle le souvenir de  Madeleine. Le motif mystérieux de ‘Carlotta’s Portrait’ revient au début  de ‘The Letter’, tout comme le motif de cordes frénétiques de  ‘Rooftop’. A l’instar de l’intrigue même du film d’Hitchcock, la musique  de Bernard Herrmann s’amuse à accumuler des pistes et autres indices  musicaux qui finissent par se regrouper et former un tout cohérent au  fur et à mesure que le récit se déroule et que les révélations nous sont  délivrées. Le romantisme passionné et mélancolique du savoureux  ‘Goodnight and The Park’ fait écho au raffinement extrême (et un brin  daté) de ‘Scène d’Amour’ où le thème romantique est développé par des  cordes feutrées toute en douceur. Dans ‘The Necklace/The Return and  Finale’, Herrmann nous propose une formidable conclusion regroupant les  principales idées de la partition pour un final tragique et inoubliable.  Motif de suspense et thème romantique forment désormais un tout  parfaitement cohérent durant la scène finale dans le clocher de  l’église, la boucle étant bouclée, à l’instar de la boucle que semble  former le motif du vertige du ‘Prelude’. Seule ombre au tableau : la  quasi absence du motif du vertige/obsession qui a fait la célébrité du  prélude du film, que Herrmann ne réutilise qu’une seule fois vers la fin  du film. Dommage, un motif aussi puissant aurait mérité d’être plus  présent et développé davantage dans la partition du film.


‘Vertigo’  demeure bien des décennies plus tard un chef-d’oeuvre immortel de la  musique de film. Très inspiré par son sujet, Bernard Herrmann signe une  partition symphonique à la fois romantique, envoûtante, sombre et  passionnées, dont le lyrisme torturé rappelle inévitabement le  'Liebestod' du 'Tristant & Isolde' de Richard Wagner, une partition  qui résume les sentiments divers du personnage principal, entre  obsession, passion et confusion. Rares sont les compositeurs de musique  de film de cette époque à avoir su mettre autant en avant le caractère  psychologique de l’intrigue principale à travers des notes de musique.  C’est le pari fou qu’a su relever avec panache Bernard Herrmann, nous  livrant une musique absolument indissociable de l’ambiance intense du  film d’Hitchcock, véhiculant toutes les émotions et sentiments avec une  maîtrise technique proprement ahurissante. En plus d’être un parfait  condensé du style du compositeur, la BO de ‘Vertigo’ offre aussi  quelques moments anthologiques inoubliables avec entre autre le  ‘Prelude’, ‘The Bay’ ou bien encore ‘Farewell and The Tower’ ou ‘Scène  d’Amour’, des morceaux d’une grande richesse qui ont fait le succès de  cette partition mythique de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. Au final,  ‘Vertigo’ demeure un score passionnant et maîtrisé de bout en bout, un  énième chef-d’oeuvre du grand Bernard Herrmann que tout bon béophile se  doit de posséder absolument dans sa collection!

by Quentin Billard 30 May 2024
INTRADA RECORDS Time: 29/40 - Tracks: 15 _____________________________________________________________________________ Polar mineur à petit budget datant de 1959 et réalisé par Irving Lerner, « City of Fear » met en scène Vince Edwards dans le rôle de Vince Ryker, un détenu qui s’est évadé de prison avec un complice en emportant avec lui un conteneur cylindrique, croyant contenir de l’héroïne. Mais ce que Vince ignore, c’est que le conteneur contient en réalité du cobalt-60, un matériau radioactif extrêmement dangereux, capable de raser une ville entière. Ryker se réfugie alors dans une chambre d’hôtel à Los Angeles et retrouve à l’occasion sa fiancée, tandis que le détenu est traqué par la police, qui va tout faire pour retrouver Ryker et intercepter le produit radioactif avant qu’il ne soit trop tard. Le scénario du film reste donc très convenu et rappelle certains polars de l’époque (on pense par exemple à « Panic in the Streets » d’Elia Kazan en 1950, sur un scénario assez similaire), mais l’arrivée d’une intrigue en rapport avec la menace de la radioactivité est assez nouvelle pour l’époque et inspirera d’autres polars par la suite (cf. « The Satan Bug » de John Sturges en 1965). Le film repose sur un montage sobre et un rythme assez lent, chose curieuse pour une histoire de course contre la montre et de traque policière. A vrai dire, le manque de rythme et l’allure modérée des péripéties empêchent le film de décoller vraiment : Vince Edwards se voit confier ici un rôle solide, avec un personnage principal dont la santé ne cessera de se dégrader tout au long du film, subissant la radioactivité mortelle de son conteneur qu’il croit contenir de l’héroïne. Autour de lui, quelques personnages secondaires sans grand relief et toute une armada de policiers sérieux et stressés, bien déterminés à retrouver l’évadé et à récupérer le cobalt-60. Malgré l’interprétation convaincante de Vince Edwards (connu pour son rôle dans « Murder by Contract ») et quelques décors urbains réussis – le tout servi par une atmosphère de paranoïa typique du cinéma américain en pleine guerre froide - « City of Fear » déçoit par son manque de moyen et d’ambition, et échoue finalement à susciter le moindre suspense ou la moindre tension : la faute à une mise en scène réaliste, ultra sobre mais sans grande conviction, impersonnelle et peu convaincante, un comble pour un polar de ce genre qui tente de suivre la mode des films noirs américains de l’époque, mais sans réelle passion. Voilà donc une série-B poussiéreuse qui semble être très rapidement tombée dans l’oubli, si l’on excepte une récente réédition dans un coffret DVD consacré aux films noirs des années 50 produits par Columbia Pictures. Le jeune Jerry Goldsmith signa avec « City of Fear » sa deuxième partition musicale pour un long-métrage hollywoodien en 1959, après le western « Black Patch » en 1957. Le jeune musicien, alors âgé de 30 ans, avait à son actif toute une série de partitions écrites pour la télévision, et plus particulièrement pour la CBS, avec laquelle il travailla pendant plusieurs années. Si « City of Fear » fait indiscutablement partie des oeuvres de jeunesse oubliées du maestro, cela n’en demeure pas moins une étape importante dans la jeune carrière du compositeur à la fin des années 50 : le film d’Irving Lerner lui permit de s’attaquer pour la première fois au genre du thriller/polar au cinéma, genre dans lequel il deviendra une référence incontournable pour les décennies à venir. Pour Jerry Goldsmith, le challenge était double sur « City of Fear » : il fallait à la fois évoquer le suspense haletant du film sous la forme d’un compte à rebours, tout en évoquant la menace constante du cobalt-60, véritable anti-héros du film qui devient quasiment une sorte de personnage à part entière – tout en étant associé à Vince Edwards tout au long du récit. Pour Goldsmith, un premier choix s’imposa : celui de l’orchestration. Habitué à travailler pour la CBS avec des formations réduites, le maestro fit appel à un orchestre sans violons ni altos, mais avec tout un pupitre de percussions assez éclectique : xylophone, piano, marimba, harpe, cloches, vibraphone, timbales, caisse claire, glockenspiel, bongos, etc. Le pupitre des cuivres reste aussi très présent et assez imposant, tout comme celui des bois. Les cordes se résument finalement aux registres les plus graves, à travers l’utilisation quasi exclusive des violoncelles et des contrebasses. Dès les premières notes de la musique (« Get Away/Main Title »), Goldsmith établit sans équivoque une sombre atmosphère de poursuite et de danger, à travers une musique agitée, tendue et mouvementée. Alors que l’on aperçoit Ryker et son complice en train de s’échapper à toute vitesse en voiture, Goldsmith introduit une figure rythmique ascendante des cuivres, sur fond de rythmes complexes évoquant tout aussi bien Stravinsky que Bartok – deux influences majeures chez le maestro américain. On notera ici l’utilisation caractéristique du xylophone et des bongos, deux instruments qui seront très présents tout au long du score de « City of Fear », tandis que le piano renforce la tension par ses ponctuations de notes graves sur fond d’harmonies menaçantes des bois et des cuivres : une mélodie se dessine alors lentement au piccolo et au glockenspiel, et qui deviendra très rapidement le thème principal du score, thème empreint d’un certain mystère, tout en annonçant la menace à venir. C’est à partir de « Road Block » que Goldsmith introduit les sonorités associées dans le film à Ryker : on retrouve ici le jeu particulier des percussions (notes rapides de xylophone, ponctuation de piano/timbales) tandis qu’une trompette soliste fait ici son apparition, instrument rattaché dans le film à Ryker. La trompette revient dans « Motel », dans lequel les bongos créent ici un sentiment d’urgence sur fond de ponctuations de trombones et de timbales. Le morceau reflète parfaitement l’ambiance de paranoïa et de tension psychologique du film, tandis que les harmonies sombres du début sont reprises dans « The Facts », pour évoquer la menace du cobalt-60. Ce morceau permet alors à Jerry Goldsmith de développer les sonorités associées à la substance toxique dans le film (un peu comme il le fera quelques années plus tard dans le film « The Satan Bug » en 1965), par le biais de ponctuations de trompettes en sourdine, de percussion métallique et d’un raclement de guiro, évoquant judicieusement le contenant métallique du cobalt-60, que transporte Ryker tout au long du film (croyant à tort qu’il contient de la drogue). « Montage #1 » est quand à lui un premier morceau-clé de la partition de « City of Fear », car le morceau introduit les sonorités associées aux policiers qui traquent le fugitif tout au long du film. Goldsmith met ici l’accent sur un ostinato quasi guerrier de timbales agressives sur fond de cuivres en sourdine, de bois aigus et de caisse claire quasi martial : le morceau possède d’ailleurs un côté militaire assez impressionnant, évoquant les forces policières et l’urgence de la situation : stopper le fugitif à tout prix. Le réalisateur offre même une séquence de montage illustrant les préparatifs de la police pour le début de la course poursuite dans toute la ville, ce qui permet au maestro de s’exprimer pleinement en musique avec « Montage #1 ». Plus particulier, « Tennis Shoes » introduit du jazz traditionnel pour le côté « polar » du film (à noter que le pianiste du score n’est autre que le jeune John Williams !). Le morceau est associé dans le film au personnage de Pete Hallon (Sherwood Price), le gangster complice de Ryker que ce dernier finira par assassiner à la suite de plusieurs maladresses. Le motif jazzy d’Hallon revient ensuite dans « The Shoes » et « Montage #2 », qui reprend le même sentiment d’urgence que la première séquence de montage policier, avec le retour ici du motif descendant rapide de 7 notes qui introduisait le film au tout début de « Get Away/Main Title ». La mélodie principale de piccolo sur fond d’harmonies sombres de bois reviennent enfin dans « You Can’t Stay », rappelant encore une fois la menace du cobalt-60, avec une opposition étonnante ici entre le registre très aigu de la mélodie et l’extrême grave des harmonies, un élément qui renforce davantage la tension dans la musique du film. Le morceau développe ensuite le thème principal pour les dernières secondes du morceau, reprenant une bonne partie du « Main Title ». La tension monte ensuite d’un cran dans le sombre et agité « Taxicab », reprenant les ponctuations métalliques et agressives associées au cobalt-60 (avec son effet particulier du raclement de guiro cubain), tout comme le sombre « Waiting » ou l’oppressant « Search » et son écriture torturée de cordes évoquant la dégradation physique et mentale de Ryker, contaminé par le cobalt-60. « Search » permet au compositeur de mélanger les sonorités métalliques de la substance toxique, la trompette « polar » de Ryker et les harmonies sombres et torturées du « Main Title », aboutissant aux rythmes de bongos/xylophone syncopés complexes de « Track Down » et au climax brutal de « End of the Road » avec sa série de notes staccatos complexes de trompettes et contrebasses. La tension orchestrale de « End of the Road » aboutit finalement à la coda agressive de « Finale », dans lequel Goldsmith résume ses principales idées sonores/thématiques/instrumentales de sa partition en moins de 2 minutes pour la conclusion du film – on retrouve ainsi le motif descendant du « Main Title », le thème principal, le motif métallique et le raclement de guiro du cobalt-60 – un final somme toute assez sombre et élégiaque, typique de Goldsmith. Vous l’aurez certainement compris, « City of Fear » possède déjà les principaux atouts du style Jerry Goldsmith, bien plus reconnaissable ici que dans son premier essai de 1957, « Black Patch ». La musique de « City of Fear » reste d'ailleurs le meilleur élément du long-métrage un peu pauvre d'Irving Lerner : aux images sèches et peu inspirantes du film, Goldsmith répond par une musique sombre, complexe, virile, nerveuse et oppressante. Le musicien met en avant tout au long du film d’Irving Lerner une instrumentation personnelle, mélangeant les influences du XXe siècle (Stravinsky, Bartok, etc.) avec une inventivité et une modernité déconcertante - on est déjà en plein dans le style suspense du Goldsmith des années 60/70. Goldsmith fit partie à cette époque d’une nouvelle génération de musiciens qui apportèrent un point de vue différent et rafraîchissant à la musique de film hollywoodienne (Bernard Herrmann ayant déjà ouvert la voie à cette nouvelle conception) : là où un Steiner ou un Newman aurait proposé une musique purement jazzy ou même inspirée du Romantisme allemand, Goldsmith ira davantage vers la musique extra européenne tout en bousculant l’orchestre hollywoodien traditionnel et en s’affranchissant des figures rythmiques classiques, mélodiques et harmoniques du Golden Age hollywoodien. Sans être un chef-d’oeuvre dans son genre, « City of Fear » reste malgré tout un premier score majeur dans les musiques de jeunesse de Jerry Goldsmith : cette partition, pas si anecdotique qu’elle en a l’air au premier abord, servira de pont vers de futures partitions telles que « The Prize » et surtout « The Satan Bug ». « City of Fear » permit ainsi à Goldsmith de concrétiser ses idées qu’il développa tout au long de ses années à la CBS, et les amplifia sur le film d’Iriving Lerner à l’échelle cinématographique, annonçant déjà certaines de ses futures grandes musiques d’action/suspense pour les décennies à venir – les recettes du style Goldsmith sont déjà là : rythmes syncopés complexes, orchestrations inventives, développements thématiques riches, travail passionné sur la relation image/musique, etc. Voilà donc une musique rare et un peu oubliée du maestro californien, à redécouvrir rapidement grâce à l’excellente édition CD publiée par Intrada, qui contient l’intégralité des 29 minutes écrites par Goldsmith pour « City of Fear », le tout servi par un son tout à fait honorable pour un enregistrement de 1959 ! 
by Quentin Billard 24 May 2024
Essential scores - Jerry Goldsmith
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